” Le discours de la science ne peut paraître désenchanteur qu’à ceux qui
ont une vision enchantée du monde social. Il se tient aussi éloigné de
l’utopisme qui prend ses désirs pour la réalité que du sociologisme qui
se complaît dans l’évocation rabat-joie de lois fétichisées.
La science sociale se contente de détruire les faux-semblants
et les faux -fuyants forgés par une vision religieuse de l’homme
dont les religions révélées n’ont pas le monopole “
Actes de la recherche en sciences sociales, n°1, 1975.

” L’ethnologue a plus d’une raison de se méfier des explications auxquelles adhèrent
docilement ceux qu’il étudie“
Wiktor Stoczkowski (1999)

” Notre maison brûle et nous regardons ailleurs“
Jacques Chirac, IVe Sommet de la Terre, 2002

 

La sortie de l’ouvrage de Jean Foyer Les Êtres de la vigne. Enquête dans les mondes de la biodynamie (Wildproject, 2024) fait échos à plusieurs terrains que j’ai pu mener auprès de paysans/viticulteurs et paysannes/viticultrices en biodynamie. Il fait aussi échos à une publication rédigée sur AgriGenre où l’auteur était déjà impliqué dans un ouvrage collectif sur les agricultures dites alternatives (Rasplus, 2022). Le présent ouvrage retrace l’étude qu’a mené Jean Foyer en Anjou, entre 2014 et 2018, dans le milieu du vin en biodynamie, portée par cette question initiale “Dans quelle mesure peut-on parler d’animisme à propos de la biodynamie ? ” . Je propose d’en faire une analyse critique.

 

Les premiers pas de son observation participante commencent au cours d’une formation de viticulteurs en biodynamie où, à un moment donné, l’assemblée forme “une sorte de 8 au nom mystérieux de lemniscate” utilisé fréquemment par les anthroposophes (Mulot, 2022). Comme l’explique l’auteur, “en prélude de cette formation sur les préparations biodynamiques, nous sommes donc en train de pratiquer l’eurythmie (…) forme d’expression artistique dansée, dont les principes ont été formulés par Rudolf Steiner” . Ainsi, avant de mettre en pratique l’agriculture anthroposophique (la biodynamie) l’assemblée se place en condition mentale par l’intermédiaire d’une danse “pratiquée dans le courant anthroposophe” .

Un sujet d’étude en concurrence

L’auteur note que la biodynamie reste “très marginale car elle ne représente que 1% des surfaces en bio en France” . Si on perçoit un relatif développement de la biodynamie c’est principalement dû au secteur viticole où “deux tiers des domaines certifiés Demeter sont des vignobles” . On peut alors se questionner quant à la capacité de la biodynamie à pouvoir couvrir l’ensemble de nos besoins alimentaires issus de l’agriculture en dehors de sa forte spécialisation commerciale portée sur le vin, sans compter la très faible surface occupée. Le bilan du centenaire de la biodynamie (1924-2024) n’est manifestement pas à la hauteur de sa publicité.

Je pourrai ajouter que la biodynamie est en concurrence à deux niveaux :

• La biodynamie se place en concurrence avec d’autres types d’agricultures classées bio. Si elle critique l’agriculture moderne (comme “miroir inversé des biotechnologies et de leur vision à la fois objectivante, réductionniste, matérialiste, ingénierique, instrumentale et commerciale du vivant” ) et porte une forte attention à la nature, aux végétaux, aux animaux…, elle n’est pas la seule pratique agricole bio attentionnée dans ce cas. Si quelque chose la différencie des autres types de pratiques agricoles en bio, c’est son fondement idéologique : l’anthroposophie.
• La biodynamie se place aussi comme “agriculture spirituelle et alchimique” en concurrence avec d’autres “formes écologico-spirituelles de praxis au monde” , tout comme l’anthroposophie appelée aussi “Science de l’esprit” peut rentrer en concurrence avec la Dianétique de l’Église de Scientologie qui se définit également comme une “nouvelle science de l’esprit” . La biodynamie n’est pas la seule pratique bio-spirituelle du marché agricole en bio (agriculture naturelle…).

Finalement, la biodynamie est une pratique, une ontologie, une manière d’être au monde et une spiritualité (ésotérique) parmi d’autres dans le monde agricole orienté en bio.

La dimension cachée de la biodynamie

L’intérêt de l’ouvrage de Jean Foyer est qu’il valide et complète les éléments du Dossier d’AgriGenre consacré à la biodynamie – basé sur des études de terrain et des rencontres auprès de paysans/viticulteurs et paysannes/viticultrices en biodynamie – tout en levant un peu plus le voile publiquement sur des parties qui sont plus ou moins volontairement cachées aux profanes et au grand public. L’auteur note justement à ce sujet que “du fait notamment de ses racines ésotériques, la biodynamie conserve une face cachée qu’elle cherche à maintenir” . C’est principalement sur ce point que va porter mon attention. Le reste est assez classique.

Cette partie cachée est plusieurs fois évoquée. Concernant par exemple l’ouvrage de référence en biodynamie, l’auteur note que ” Le Cours aux agriculteurs relève clairement de l’ésotérisme au sens où il renvoie à des formes de réalités cachées et par conséquent accessibles selon un processus initiatique (…) la dimension interne ou close des savoirs ésotériques renvoie donc aussi bien aux objets sur lesquels ils portent (les réalités cachées) qu’aux acteurs (initiés) qui les portent” . Ainsi, Jean Foyer indique que l’ouvrage de Rudolf Steiner Le Cours aux agriculteurs (1924) “tend à dérouter un lecteur qui ne serait pas déjà initié aux principes de l’anthroposophie” , et d’écrire plus loin que “ les éléments dont il fait état dans ce texte semble comme révélés par un accès direct à des niveaux de réalités imperceptibles par les non-initiés. Les phénomènes décrits semblent avoir été “vus”, selon une aptitude à “claivoir” qui consiste à accéder directement à des réalités “spirituelles” . En cela, ce texte est clairement un texte ésotérique ” . S’engager dans la voie de la biodynamie suppose avoir intégré la doctrine de l’anthroposophie de Rudolf Steiner qui “lui-même se réclamait explicitement de l’ésotérisme” .

Si cette partie cachée n’apparait pas forcément au premier abord quand il est question de biodynamie, c’est, note l’auteur, qu’elle fait parti d’un processus initiatique où l’on commence généralement par “une entrée avant tout pratique avant d’entamer une compréhension plus fine, au niveau ésotérique” . Dans un cours du biodynamiste et anthroposophe François Bouchet, ce dernier avait structuré son enseignement en deux niveaux : “un premier degré très pratique visait à faire connaître la biodynamie “sans affoler les gens” et un second degré, plus avancé, visait à développer les parties plus ésotériques” . C’est la démarche habituelle des structures anthroposophiques faisant la promotion de la biodynamie (Mouvement de l’Agriculture Bio-Dynamique, Demeter, Biodyvin…) : elles affichent publiquement la partie agricole et écologique mais cachent ou minimisent la partie ésotérique (anthroposophique) de la biodynamie. Cette démarche d’éventuel dévoilement par étapes tranche avec celle d’autres biodynamistes et anthroposophes comme par exemple Nicolas Joly qui “n’hésite pas à évoquer les fondements et dimensions ésotériques de la biodynamie et à faire référence aux arrière-plans énergétiques et cosmiques qui structureraient la réalité matérielle” . C’est, pour ma part, quelque chose que j’ai pu expérimenter à maintes reprises sur le terrain, que ce soit dans des exploitations, des salons agricoles…

J’indiquais dans un entretien publié dans L’Express qu'” introduire de tels cours [sur la biodynamie] dans un établissement agricole public, avec comme intervenants des anthroposophes qui n’annoncent pas forcément la couleur, c’est prendre le risque de voir s’installer un prosélytisme larvé, dont le but est de capter de nouveaux adeptes pour la doctrine anthroposophique ” (Da Silva, 2024). Jean Foyer souligne justement que “dans l’enseignement de la biodynamie, les formateurs notent presque systématiquement la nécessité de ne pas entrer frontalement sur les dimensions les plus ésotériques de la biodynamie et de partir plutôt de considérations agronomiques de base” . Il s’agit de ne pas afficher directement ce lien entre agronomie et ésotérisme anthroposophique.  Le Cahier des charges Demeter de 2022 indiquait que le mouvement biodynamique puisait « son inspiration et sa force au cœur de l’anthroposophie de Rudolf Steiner ». Depuis, cette partie a été supprimé des éditions suivantes, peut-être à cause des critiques qui se sont multipliées ces dernières années. La biodynamie visait à respiritualiser les populations modernes tombées dans le matérialisme. Rudolf Steiner indiquait d’ailleurs dans un bulletin de la Société anthroposophique que « le mouvement anthroposophique n’est pas au service de la terre, mais au service des dieux, il est un culte ». La biodynamie et l’anthroposophie ne font qu’un. D’où ma préférence de nommer la biodynamie comme agriculture anthroposophique.

S’intégrer tout en restant à part

Cette “dimension discrète, à la limite de la portée des radars du chercheur et de l’État” , mais aussi du grand public, cette “défiance vis-à-vis des institutions en général et de l’État en particulier” est directement issue de la doctrine anthroposophe enseignée par Rudolf Steiner, d’un “certain degré de clôture vis-à-vis de l’extérieur” , du “caractère souterrain de ce mouvement” comme le souligne un ancien coordinateur du MABD (Mouvement de l’Agriculture Bio-Dynamique). Cette démarche de discrétion/dissimulation est telle que certains biodynamistes vont jusqu’à confectionner des préparations composées d’organes d’animaux (mésentères, intestins, vessies…) en passant par des canaux informels afin “de ne pas tomber sous la contrainte de normes sanitaires qui viendraient réguler leurs pratiques” !

Si les structures biodynamistes tissent quelques liens avec le monde agricole (Terre de liens, Fédération Nationale d’Agriculture Biologique, Institut Technique de l’Agriculture Biologique, Nature et Progrès, Agir pour l’environnement, Réseau Semence Paysanne…), elles ont plutôt tendance à se positionner un peu à part (salons “off” , marques biodynamiques…) quand elles ne sont pas source de tensions entres-elles. Ainsi, certains biodynamistes attachés “à l’idéal de fermes en polyculture-élevage” peuvent reprocher à d’autres biodynamistes orientés en vin de verser dans le monocultural “en contradiction avec la prescription d’un organisme agricole autonome et diversifié” , ou encore “de voir cette pratique réduite à sa dimension technique ou à un simple argument commercial de type communicationnel” . Des tensions peuvent aussi survenir entre biodynamistes orthodoxes et hétérodoxes quant à la technique de dynamisation à adopter, manuelle ou mécanique ? De pulvérisation à pieds ou avec un tracteur ? D’utiliser ou non du plastique ? D’utiliser des barriques en bois, des cuves en inox ou des amphores en terre ?

Dans le monde des biodynamistes, s’ils se tiennent relativement à l’écart du monde de l’agriculture conventionnelle, ils peuvent également prendre une certaine distance avec l’agriculture bio (dans sa diversité) mais aussi avec certaines pratiques en biodynamie elle-même, quand ce n’est pas un clivage interne entre Demeter et Biodyvin (deux structures anthroposophiques liées à la biodynamie) au point qu’à une certaine époque, selon un passage, les adhérents de Biodyvin considéraient que Demeter “était très sectaire” ! Un autre témoignage rapporté d’un contrôleur Demeter indique qu’ ” en biodynamie, il y a plusieurs chapelles et des querelles d’ego” .

Les profils des biodynamistes sont très divers. Mes propres études de terrains m’ont permis de dresser quatre profils de biodynamistes.

• Premièrement, il y a ceux qui s’engagent en étant totalement convaincus par la démarche de Rudolf Steiner et sa doctrine anthroposophique. Ils sont majoritairement anthroposophes.
• Deuxièmement, certains n’adhèrent pas aux principes anthroposophiques mais souhaitent se démarquer de labels bio qui, pour eux, ne semblent pas toujours exigeants au niveau des pratiques et des effets agroécologiques.
• Troisièmement, il y a ceux qui s’engagent en biodynamie par opportunisme économique afin de se démarquer de la concurrence. Mes terrains m’ont montré que pour cette population et la précédente nombre seraient susceptibles d’arrêter la biodynamie certifiée (Demeter, Biodyvin) s’il venait à se présenter une certification exigeante non liée à la société anthroposophique et à sa doctrine ésotérique.
• Quatrièmement, il y a ceux qui pratiquent une biodynamie a minima : sans intégrer tous les principes et/ou sans souhaiter être certifié.

Enfin, on trouve à la marge certain.e.s qui n’ont plus renouvelé leur certification en biodynamie, ne souhaitant plus être associé.e.s à l’anthroposophie et à ses mystères surnaturels, mais pratiquent une agriculture bio proche ou plus poussée que les exigences des cahiers des charges en biodynamie.

De l’importance de l’arrière monde surnaturel

La biodynamie n’existe pas sans l’anthroposophie. Si vous retirez l’anthroposophie de la biodynamie vous ne faîtes plus de biodynamie. Anthroposophie et biodynamie ne font qu’un. La biodynamie est une intrusion de l’anthroposophie en agriculture. Ainsi ” quand on entre plus avant dans le monde de la biodynamie où, en arrière plan de ce monde naturaliste et physique, apparaissent des phénomènes et des entités qui semble régis par des principes différents” on rentre dans le monde de l’anthroposophie qui porte la biodynamie avec son monde parallèle, ses entités surnaturelles, son système analogique et alchimique, homéopathique, radiesthésiste, karmique, ses plans éthériques, astral et spirituels, ses archives âkâshiques, son eurythmie, ses intuitions, ses êtres élémentaires (gnomes, ondines, sylphes, salamandres) ou sa théorie des signature qui suppose par exemple que “l’intérieur d’une noix serait efficace sur le cerveau pour lutter contre le mal de crâne” . L’anthroposophie a sa “médecine” parallèle et sa “supraphysique” pour qui “l’énergie à laquelle semblent se référer les biodynamistes paraît différente de l’énergie physique” . Nous ne sommes pas dans le même monde, nous somme dans le monde de la “science” steinerienne, une sorte de littérature fantastique, où nous apprenons qu’au milieu des années 1980, l’anthroposophe et biodynamiste Maria Thun avait présenté “la biodynamie comme une solution à la radioactivité après Tchernobyl. Elle expliquait que les êtres élémentaires [gnomes, ondines, sylphes, salamandres] pourraient faire le travail de nettoyage” !

 

Source : Programme Homeo-Iso-Viti-Bio

Issue de la théosophie, l’anthroposophie a gardé en héritage un fond doctrinal mélangeant religion et occultisme que l’on retrouve en biodynamie. A côté de l’influence supposée de planètes situées à des millions de kilomètres de la Terre, la biodynamie fait appel à ce qu’elle nomme des « être élémentaires », c’est-à-dire des êtres surnaturels et invisibles aux communs des mortels : Gnomes, Ondines, Sylphes, Salamandres…Pour les anthroposophes, à partir de « l’éther cosmique » (« substance spirituelle du cosmos »), des êtres nommés « Archaïs », « Archangelois » (Lucifer, Ahriman) et « Angeloïs » ont créé les êtres terrestres par l’intermédiaire de l’éther de chaleur (les Salamandres), de l’éther de lumière (les Sylphes), de l’éther chimique (les Ondines) et de l’éther de vie (les Gnomes). Ces « êtres élémentaires » correspondent aux jours du calendrier biodynamique (édité par le MABD) de Maria Thun : les Gnomes sont associés à la terre et à la racine, les Sylphes sont associés à la lumière et à la fleur, les Salamandres sont associées au feu et au fruit et les Ondines sont associées à l’eau et à la feuille. Ainsi, en biodynamie, la préparation 500 est, d’après la doctrine de l’agriculture anthroposophique, un sacrifice offert aux Gnomes et aux Ondines, et la préparation la 501 est un sacrifice offert aux Ondines et aux Sylphes. A ce jour il n’existe aucune étude, militante ou scientifique, portant sur la biodynamie, au sens strict, car aucune étude n’a pu mettre en avant des données portant sur ces «êtres élémentaires».

Jean Foyer a choisi de nommer son ouvrage “Les Êtres de la vigne” pour parler de biodynamie. C’est-à-dire dire qu’il ne conçoit pas la biodynamie sans ces entités surnaturelles et invisibles pour le profane (les Êtres de la vigne ne sont pas une option), sans cet arrière monde, et son lien avec l’anthroposophie (“qui fonde la biodynamie“) .  Alors que l’heure est à l’urgence écologique, notre maison brûle et nous regardons les Gnomes.

Valéry Rasplus

Pour citer cette publication :  Valéry Rasplus, Notre maison brûle et nous regardons les Gnomes, AgriGenre, novembre 2024
Source en ligne : https://agrigenre.hypotheses.org/22225
DOI : https://doi.org/10.58079/12n7j

Bibliogrpahie

Da Silva Alexis, “Calendrier cosmique, êtres spirituels… Ces formations publiques infiltrées par la biodynamie” , L’Express, 27 juin 2024.

Mulot Lazare, Grandir et croire. Quand une idéologie masquée s’immisce dans une vie, AgriGenre, juin 2022.

Rasplus Valéry, Des agricultures entre savoir et croyance : permaculture, agriculture naturelle et biodynamie, AgriGenre, juin 2022.

Stoczkowski Wiktor, Des hommes, des dieux et des extraterrestres. Ethnologie d’une croyance moderne, Flammarion, 1999.