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Ce texte est la troisième publication d'une longue série portant sur l'écoféminisme et la viticulture. La dernière publication sera en ligne le mois prochain. Bonnes lectures !

Nous avons réalisé une enquête statistique sur un échantillon de 172 vignerons et vigneronnes (51% de femmes) afin de vérifier l’observation sur le terrain de la différence de perception relative à l’écologie et au développement durable au sens large.

Disparités de perception et d’expression face aux changements climatiques

• A quel point les évolutions globales (économiques, réglementaires, climatiques) ressenties ces 15 dernières années vous préoccupent-elles, de 1 (pas du tout) à 5 (beaucoup) ?

En moyenne, les vignerons comme les vigneronnes qui ont répondu à notre questionnaire, estiment que les évolutions climatiques des 15 dernières années sont plus préoccupantes que les évolutions économiques ou réglementaires. La viticulture durable est donc davantage vue sous le spectre environnemental.

La répartition des réponses (fig. 2) sur le niveau de préoccupation face à ces évolutions climatiques (de “pas du tout” à “beaucoup”) est néanmoins significativement différente selon le genre. Les femmes se disent beaucoup plus préoccupées par les évolutions climatiques récentes que les hommes. Parmi les vignerons, un nombre non négligeable (8,3%) dit n’être « pas du tout préoccupé » tandis qu’aucune femme n’a choisi cette réponse.

• Quel est votre ressenti face aux impacts du changement climatique sur vos activités ?

La répartition des ressentis face aux impacts du changement climatique sur leur activité est significativement différente entre les vignerons et les vigneronnes (fig. 3). Les vigneronnes ont un niveau d’inquiétude face aux impacts du changement climatique sur leur production plus important que les vignerons. Une plus grande proportion de vignerons ne voit pas comment le changement climatique devrait l’importer ou n’est pas préoccupé (12% des vignerons contre 1% des vigneronnes).

Ces deux questions reflètent donc le niveau d’inquiétude des vignerons et des vigneronnes. Tandis que la première question s’intéresse davantage aux évolutions climatiques passées, la seconde fait le lien avec la durabilité de leur production, donc dans une temporalité actuelle ou future. Les vigneronnes semblent être plus inquiètes que les vignerons, tant dans l’enquête quantitative que qualitative.

En effet, sur le terrain, on observe que les vigneronnes ont tendance à introduire spontanément le sujet tôt dans la discussion. Le champ lexical employé est également révélateur de leur inquiétude : “péril” , “violence” , “effroi” ou encore “subir” . Enfin, leur préoccupation concerne souvent les générations suivantes, avec une vision à long terme. Une vigneronne roumaine de la région de Dealu Mare le résume ainsi : “ Dans la viticulture, quand on fait un choix, on le fait pour la génération suivante. Entre temps le climat change, on le sait tous, on le subit même si on prétend ne pas le voir ” . Par ailleurs, plus d’hommes que de femmes semblent ne pas s’en préoccuper ou ne pas voir comment la situation les importe.

Lors des entretiens de terrain, les vignerons ont tendance à ne pas évoquer le sujet d’eux-mêmes. Toutefois, lorsque l’on intervient pour poser la question, ils sont souvent réceptifs et partagent leur perception des changements climatiques, même s’ils semblent ressentir moins d’angoisse. Ils tournent plus souvent que les vigneronnes la conversation vers des solutions techniques qu’ils ont ou envisagent de mettre en place dans leur exploitation, et moins sur l’anxiété face aux questions de durabilité de leur production.

Finalement, parmi les vignerons et vigneronnes rencontrés sur le terrain, les hommes avaient plus tendance à considérer la question des impacts des changements climatiques sur leur métier comme un sujet secondaire et à avoir une réflexion moins aboutie sur ces enjeux.

Ces observations peuvent s’expliquer par de multiples facteurs. La plus grande facilité pour les femmes à exprimer leurs émotions (Brebner, 2003) peut les inciter à extérioriser plus spontanément leur inquiétude face aux changements climatiques. Une autre piste est la prise de conscience plus importante des enjeux environnementaux par les vigneronnes, qui peut elle-même avoir de nombreuses origines. En particulier, les parcours souvent atypiques des vigneronnes, une sensibilité plus forte pour ces enjeux ou encore une pression moins importante que leurs homologues masculins à reproduire les schémas des générations passées pourraient expliquer la place plus importante de ces questions dans la vision qu’elles ont de leur métier. L’enquête réalisée ne permet cependant pas d’identifier précisément ces causes ni leurs importances relatives.

Perception des vignerons et vigneronnes de leur propre impact

• Comment estimez-vous l’impact de votre activité sur l’environnement ?

On observe (fig.4) une différence significative dans la perception de leur propre impact par les vignerons et les vigneronnes. On observe que les vigneronnes ont plus tendance à considérer que leur activité impacte l’environnement, que ce soit de manière positive ou négative. Ce résultat peut illustrer une différence dans l’avancement de la réflexion sur les enjeux environnementaux : le fait de considérer que son métier a une incidence environnementale montre que l’on est passé par une phase de questionnement et d’analyse et que l’on en a tiré une conclusion. À l’inverse, les réponses “Je ne sais pas” ou “Pas d’impact” peuvent être révélatrices d’un moindre questionnement ou d’une envie de ne pas remettre en question ses activités en interrogeant leur impact.

Cette différence pourrait être liée à l’éducation genrée : les petites filles apprennent généralement plus à faire attention aux conséquences de leurs actions, à être de “bonnes élèves” et à culpabiliser plus facilement lorsqu’elles ne remplissent pas parfaitement les exigences. On leur apprend également à questionner la place qu’elles prennent, à ne pas faire trop de bruit, à ne pas gêner. Si ces stéréotypes de genre sont à bannir dans l’éducation des enfants, l’attention portée à ce qui les entoure et la prise de conscience que leurs actions peuvent nuire aux autres et à leur milieu sont des qualités précieuses pour en faire des personnes conscientes des enjeux environnementaux (Qi Su, 2021).

Cette différence sur la perception de leur impact va également dans le sens du concept de la “charge écologique” théorisé par la sociologue Monique Haicault (2020). Selon elle, les femmes réalisent statistiquement plus de tâches ménagères dans le foyer, et ont donc sur leurs épaules une part plus importante de l’impact environnemental de leur famille. Cela peut les pousser à engager une réflexion au quotidien sur les conséquences de leurs actions (choix des courses, produits ménagers etc.), qui se poursuit jusque dans leur métier de vigneronne.

A suivre le mois prochain.

Elisabeth Auzias
Ingénieure généraliste
Zoé Henninger
Cinéaste 
Sophie Lei
Ingénieure de recherche en agronomie 
Manon Vichot
Ingénieure agronome

Pour citer cette publication : Elisabeth Auzias, Zoé Henninger, Sophie Lei, Manon Vichot, Les vigneronnes auraient-elles une conscience écologique plus aboutie que les vignerons ? , AgriGenre, novembre 2024.
Source en ligne : https://agrigenre.hypotheses.org/22102  
DOI : https://doi.org/10.58079/12lqs

Annexe – Méthode

Un questionnaire a été envoyé par mail et a reçu 172 réponses qualitatives, provenant de 88 femmes et 84 hommes. Dans un premier temps, les entretiens qualitatifs, tous pris en note et retranscrits, ainsi que les premiers calculs simples (moyennes, écart-type. . . ) sur les données homogénéisées ont permis de sélectionner les questions pertinentes. Nous avons donc distingué deux types de variables d’intérêt : les questions qui relèvent de la perception (5 questions notées P) et celles des stratégies adoptées (5 questions notées S).

Nous avons ensuite réalisé des tests ANOVA sur RStudio pour chaque question sélectionnée (P3, S5. . . ). Cette technique de statistique inférentielle permet de tester l’existence d’une relation significative entre nos variables explicatives (ici le genre) et nos variables d’intérêts au sein de nos groupes de vignerons. Nous avons considéré comme significatifs les résultats correspondant à valeur p inférieure à 8%. Nous avons ensuite étudié les interactions via un modèle linéaire généralisé avec la fonction GLM(). L’idée est de vérifier s’il existe aussi un lien entre les valeurs explicatives, notamment entre le genre et l’âge ou bien le genre et la parentalité.

Enfin nous avons cherché à confirmer ou infirmer les résultats obtenus à la lumière des entretiens qualitatifs.

Tableau 1 – Grille de questions pour les entretiens semi-dirigés sur le terrain

Tableau 2 – Questions sélectionnées pour les analyses statistiques

Bibliographie

Brebner John, “Gender and emotions” , Personality and Individual Differences, Vol. 34, Issue 3, february 2003, p. 387-394

Haicault Monique, “La charge mentale. Histoire d’une notion charnière (1976-2020)” , 2020.

Qi Su, Qin Wang, Lingxin Zhang, Shiyi Zhang, “A Review of Gender Stereotypes in Education” , in Proceedings of the 2021 International Conference on Public Relations and Social Sciences (ICPRSS 2021), 2021.