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La non-mixité choisie, une nécessité vitale dans l’apprentissage des savoirs professionnels des agricultrices, appréhendée en deux pôles de pratiques

Introduction

Les espaces de non-mixité choisie organisés par les agricultrices sont souvent perçus comme des lieux où elles peuvent construire des activités spécifiques au sein des exploitations agricoles. Pourtant, cette lecture ne rend pas compte des évolutions récentes de ces groupes qui mettent en œuvre désormais des plans de formation en machinisme agricole. Ces formations, bien qu’elles n’aboutissent pas toujours à une remise en question de l’appropriation des machines agricoles par les hommes, constituent en elles-mêmes une forme de transgression de genre. Ces « temps pour elles » en non-mixité choisie témoignent d’une quête d’autonomie professionnelle, mais aussi d’un refus de leur invisibilisation dans les espaces mixtes (Comer, 2023).

Atelier paysan, Quand le genre, s’invite à l’atelier, 2021

La non-mixité choisie désigne le fait que des personnes subissant une forme d’oppression ou de discrimination décident de se réunir entre elles, dans des espaces ou pour des activités spécifiques. Elle est justifiée comme un moyen de partager des expériences communes, de les verbaliser à l’abri du regard des dominants. Surtout, elle constitue un levier de transformation sociale : en se regroupant, les personnes concernées peuvent élaborer des actions concrètes pour lutter contre leur oppression. Ces pratiques de non-mixité peuvent être ponctuelles et temporaires. Elles ne s’opposent pas au principe de mixité tel qu’il est reconnu dans la société française, mais remettent en cause l’illusion d’une égalité réelle dans les espaces mixtes. L’histoire du militantisme — notamment dans le mouvement féministe (Gallot, Jacquemart, 2023) — regorge d’exemples démontrant l’intérêt et l’efficacité de la non-mixité choisie. Les groupes opprimés y contestent l’égalité de façade promue par les institutions dominantes.

En France, la loi autorise d’ailleurs les institutions publiques à organiser des espaces de non-mixité. C’est notamment le cas dans les établissements scolaires (Pasquier, 2010), à travers la loi de 2008 relative à « diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations ». L’article 2 de cette loi autorise la mise en place d’enseignements en non-mixité de genre. Cela ne concerne pas seulement les cours d’éducation physique ou d’éducation sexuelle : d’autres disciplines peuvent faire l’objet d’expérimentations, par exemple les mathématiques, afin de libérer les filles de certaines pressions sociales exercées par les garçons et de renforcer leur confiance (Bréau, Lentillon-Kaestner, Hauw, 2016). Cependant, dans ce contexte, on ne peut pas parler de non-mixité choisie car ce sont rarement les élèves qui prennent la décision de créer ces espaces, sauf dans certains cas marginaux. Les espaces de non-mixité choisie font régulièrement l’objet de controverses dans le champ médiatique et politique. Ces débats aboutissent souvent à une remise en cause de ces pratiques (soi-disant « racisme inversé ») accusée de produire une nouvelle forme d’oppression. Ce retournement rhétorique, porté notamment par l’extrême droite, est aussi relayé par d’autres courants politiques, y compris certains acteurs de gauche. Ils y voient l’expression d’un communautarisme « à l’américaine », perçu comme menaçant pour l’universalisme républicain.

En revanche, la question de la non-mixité choisie dans le monde du travail est rarement évoquée. Pourtant, des espaces de non-mixité se développent dans certaines organisations syndicales (Guillaume, Pochic, Silvera, 2015), devenant des outils d’autonomisation pour les femmes et d’autres groupes opprimés. La non-mixité choisie pourrait y être analysée comme une force organisationnelle, capable de transformer les rapports de travail, les statuts professionnels, et plus largement, la division sociosexuée du travail et des savoirs (Mosconi, 2003). Le cas des agricultrices, « oubliées de la recherche et du féminisme » (Lagrave, Lemarchant, Seiller, 2021), mérite à ce titre une attention particulière. Des études sociologiques conduites par Clémentine Comer (2021) ont déjà montré comment la participation à des groupes d’agricultrices a été un outil de construction pour leur identité professionnelle.

Nous souhaitons mettre l’accent ici sur les effets procurés par ces espaces de non-mixité organisés par les femmes des mondes agricoles en les pensant comme des instruments de conquête de leur autonomie – voire des conditions de survie professionnelle et sociale. Nous pensons que ces expériences permettent de saisir les effets concrets et ambivalents de la non-mixité choisie sur les dynamiques professionnelles et la reconnaissance du travail des femmes.

Cadre méthodologique

Cette analyse repose sur une étude menée dans plusieurs groupes d’agricultrices. Elle porte notamment sur des Groupements de Vulgarisation Agricole Féminins (GVAF), animés par des conseillères de la Mutualité Sociale Agricole (MSA) et des chambres d’agriculture, ainsi que sur des groupes de paysannes rattachés aux Centres d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural (CIVAM), dans cinq départements (Deux-Sèvres, Charente-Maritime, Charente, Haute-Vienne, Vienne). Cette enquête de terrain a conduit à la réalisation de vingt entretiens avec des agricultrices membres de ces groupes en non-mixité choisie, des visites de leurs exploitations et des observations de réunions collectives en présence des conseillères de la MSA et des animatrices de ces groupes. Ces réunions étaient consacrées à l’organisation des activités menées au sein de ces groupes notamment à l’élaboration de formations répondant à leurs attentes professionnelles. Au sein de ces associations, les agricultrices constituent un groupe hétérogène, avec des statuts professionnels plus ou moins protecteurs, exerçant pour la plupart dans un cadre familial, souvent en collaboration avec leur conjoint ou leur mari. La diversité de ces agricultrices s’observe également à travers la variété des spécialisations des exploitations et de leurs rôles dans celles-ci. Les agricultrices interrogées sont majoritairement âgées de quarante à cinquante ans.

Les conseillères de la MSA nous ont également fourni une série de documents administratifs sur les groupes d’agricultrices : les rapports d’activité et des historiques détaillés de ces groupes. Parmi les activités collectives observées, une formation portait sur la création d’un atelier sur l’exploitation familiale, à partir de leurs expériences professionnelles et de leur formation antérieure. Nous avons également participé à des manifestations notamment lors de la journée internationale des femmes rurales. Cinq entretiens complémentaires ont été organisés avec des conseillères de la MSA en l’absence des agricultrices, avec des responsables de formation et de l’animation des groupes. Ces personnes chargées de l’animation des groupes d’agricultrices nous ont également fourni un certain nombre de documents notamment des articles de revues professionnelles, des plaquettes d’information et des vidéos relatant les activités des agricultrices.

Dans l’ensemble, les agricultrices étaient favorables à un entretien individuel. Toutefois, certaines l’ont refusé, notamment celles dont le parcours est marqué par des formes de violence — physique, sexuelle — ou par une exploitation exacerbée de leur travail par leur conjoint ou mari. Ce refus s’explique par la violence du milieu agricole : il témoigne à la fois de la difficulté à s’exprimer sur sa vie personnelle, en particulier lorsqu’il s’agit de s’exprimer face à un homme, mais aussi de la crainte que ces informations personnelles soient diffusées. Pour ces agricultrices, dont certaines ne sont même pas reconnues comme agricultrices par leur entourage familial, ces espaces de non-mixité ont une dimension vitale car ils sont avant tout des lieux de solidarité entre femmes. Observer les réunions en tant qu’homme pose précisément la question de la remise en cause de la non-mixité. Il m’est impossible de mesurer les effets de ma présence sur les contenus des échanges entre agricultrices. Ce que je voudrais simplement souligner, c’est le très bon accueil que j’ai reçu dans ces groupes. Les agricultrices semblent avoir été assez surprises car leur conjoint ou mari ne s’intéresse généralement pas à leurs activités. La création de ces espaces de non-mixité ne signifie pas qu’elles sont défavorables à la présence épisodique d’hommes, notamment dans les activités de formation.

Cadre théorique

L’analyse de ces matériaux montre que les groupes d’agricultrices remplissent, depuis leur création, une fonction de formation professionnelle. Toutefois, ils sont traversés par des logiques ambivalentes qui renvoient à deux conceptions distinctes du métier d’agricultrice. Nous proposons d’appréhender ces dynamiques en distinguant deux pôles de pratiques. Cette approche consiste à situer l’engagement des femmes dans ces groupes sur un continuum marqué par deux pôles d’attractivité :

  • Le premier correspond à des pratiques orientées vers une quête d’autonomie professionnelle, via l’investissement d’espaces spécifiques réservés aux femmes.
  • Le second se caractérise par une volonté de rupture avec la division sociosexuée du travail, dans laquelle les agricultrices cherchent à s’imposer dans des espaces historiquement dominés par les hommes.

Si cette polarisation masque en réalité une diversité de trajectoires et de pratiques, elle permet néanmoins de mettre en lumière ces ambivalences qui traversent ces groupes, en écho à des conceptions différenciées du féminisme. Historiquement, la formation professionnelle au sein de ces collectifs a été pensée comme un levier permettant aux femmes d’assumer des responsabilités dans des secteurs spécifiques du travail agricole, mais cette approche a fait l’objet de résistances au sein des groupes d’agricultrices, dont certaines défendent des approches de contestation de l’ordre du genre plus radicales.

Comme nous le montrons dans la première partie de cet article, cette conception de l’agricultrice engagée dans des espaces singuliers, partagée par certaines enquêtées, est coproduite par les institutions d’encadrement de ces groupes, notamment les chambres d’agriculture. Néanmoins, on ne peut pas dire que les agricultrices qui adhèrent à cette conception y consentent pleinement (Mathieu, 1985), car celles qui s’investissent dans des activités relevant de ce qu’on pourrait appeler un pôle réservé aux femmes dans le travail agricole, composent avec un cadre patriarcal offrant peu de marges de manœuvre. Dans leur discours, elles imaginent aussi pouvoir investir un jour des espaces de travail dominés par les hommes. À l’inverse, certaines agricultrices adoptent des pratiques plus en rupture avec la division sociosexuée du travail ; celles-ci sont décrites dans la deuxième partie de l’article. Elles utilisent ces groupes pour s’engager dans des activités traditionnellement réalisées par les hommes dans les exploitations agricoles.

Il s’agit bien de deux pôles de pratiques professionnelles, et non d’idéaux-types d’agricultrices. Autrement dit, une agricultrice en quête d’autonomie professionnelle peut adopter des pratiques relevant de ces deux pôles, et se trouver ainsi prise dans une forme d’ambivalence individuelle (Lahire, 2005). Nous proposons donc une approche des groupes d’agricultrices comme des promoteurs de pratiques agricoles hétérogènes qui ne sont pas toutes porteuses d’une idéologie différentialiste venant soutenir la complémentarité entre les sexes dans le travail agricole. Les pratiques effectives de formation à des savoir-faire détenus historiquement par les hommes restent néanmoins marginale dans certains groupes. Mais la plupart des agricultrices expriment tout de même le souhait de pouvoir sortir des carcans patriarcaux limitant leur accès à certains espaces.

Nos résultats montrent toutefois que les agricultrices les plus engagées dans une volonté de rupture avec la division sociosexuée du travail se distinguent socialement de celles qui privilégient la recherche d’espaces spécifiques, notamment par leur trajectoire socioprofessionnelle marquée par une expérience hors du secteur agricole et la possession de diplômes non agricoles. Celles qui ne sont pas issues du monde agricole et qui sont arrivées plus tardivement sur les exploitations, après de longues carrières dans d’autres secteurs, bousculent davantage les normes établies (Benet Rivière, 2014). Pourtant, ces caractéristiques ne garantissent pas systématiquement un engagement dans des espaces traditionnellement réservés aux hommes. Dans les exploitations familiales, le patriarcat (Delphy, 2001) se maintient sous des formes renouvelées : bien qu’elles disposent pour la plupart d’un statut professionnel, leur mari ou conjoint ne facilite pas leurs démarches et projets de formation visant à renforcer leur autonomie. Il faut souligner que, malgré ces divisions internes en termes de pratiques, nous n’avons pas observé de de conflits apparents au sein de ces groupes quant aux différentes conceptions de l’agriculture. Ce qui unit avant tout ces femmes, c’est l’oppression masculine contre laquelle elles luttent souvent de manière silencieuse (Lagrave, 1987). De longs moments de partage d’expériences, au cours desquels elles racontent leur récit biographique et leur quotidien de travail, constituent une forme de socialisation collective essentielle à la compréhension et à l’analyse de leur oppression. Ces échanges favorisent le développement d’une empathie à l’égard des situations vécues par les autres agricultrices du groupe.

Le pôle d’investissement dans des espaces plutôt réservés aux femmes

L’acquisition de savoirs professionnels au sein des groupements de vulgarisation agricole féminins était perçue, dans les années 1950-60, comme un prolongement direct des travaux domestiques. Ces groupements réunissaient des femmes qui cherchaient à améliorer leurs conditions d’existence et celles de leur famille à travers des formations tournées vers l’apprentissage ménager. La dimension professionnelle du travail des femmes en agriculture était alors niée, comme l’a montré Alice Barthez (1982) : elles n’avaient donc pas d’autre choix que de se construire une identité en marge de l’exploitation agricole.

Dans les entretiens, les agricultrices les plus âgées racontent les grandes difficultés rencontrées pour obtenir une reconnaissance professionnelle, à la fois sur le plan statutaire, mais aussi dans les relations de travail avec les hommes de leur famille. L’engagement dans des espaces dits « féminins », selon leurs termes, peut être interprété comme la recherche d’un espace de travail privilégié, dans le prolongement de la maison, permettant d’obtenir des rétributions symboliques et matérielles. L’évolution technologique, ayant entraîné un renforcement de l’appropriation des outils mécanisés par les hommes, semble avoir accéléré ce repli domestique dans les années 1960.

Une activité professionnelle des agricultrices qui déborde du cadre domestique illustre particulièrement cette recherche d’un espace spécifique dans l’exploitation familiale. Les groupes d’agricultrices ont été, à partir des années 1970, des lieux d’apprentissage de savoir-faire leur permettant de développer des activités agrotouristiques. Durant cette période, les groupements d’agricultrices jouent un rôle déterminant dans le développement de l’agrotourisme. Au sein de ces groupes — en particulier ceux encadrés par les conseillères de la MSA et des chambres d’agriculture — les agricultrices peuvent s’informer sur le tourisme rural. L’accueil — notamment des enfants à la ferme — répondait à une incitation des responsables agricoles, relayée par les conseillères. Les travaux de Christophe Giraud (2001) ont montré que l’accueil marchand et les activités de chambres d’hôtes à la ferme ont constitué des espaces de construction d’une identité professionnelle propre aux agricultrices, dont les effets restent ambivalents.

L’histoire de Fabienne constitue un cas exemplaire du rôle des sociabilités dans les groupes d’agricultrices favorisant la construction de cet « espace à soi ». Fabienne est issue du milieu agricole, mais elle a quitté la ferme familiale pour rejoindre celle de son mari, où elle s’est retrouvée, comme elle le dit elle-même, « comme un cheveu sur la soupe ». Elle explique ainsi :

« Si je voulais donner un coup de main, j’y allais, mais personne ne me demandait jamais rien. Je tenais ma maison, ça brillait de partout. Ça ne me plaisait pas »

Fabienne s’occupe toutefois des animaux et prend en main la jeunesse des bêtes. Elle déteste cependant jouer le rôle de « bouche-trou » lorsque son mari est absent (Barthez, 1982). En effet, elle fait office de remplaçante quand son mari, membre d’une coopérative, part aider d’autres agriculteurs ayant besoin d’un renfort de main-d’œuvre. Comme le montrent les récits des agricultrices, les coopératives agricoles sont des lieux où s’exerce avant tout une solidarité masculine. Ces espaces d’entre soi masculin apparaissent comme des groupes techniques, ce qui n’est pas le cas des groupes d’agricultrices dont le caractère professionnel reste encore largement nié (par les hommes). L’absence répétée du mari de Fabienne est à l’origine de son adhésion, en 2002, au groupe d’agricultrices de son canton.

« Mon mari avait une part de travail instituée, bien à lui, et moi, j’étais facilement dans son travail à lui, en remplacement. Non, il partait beaucoup. J’allais rendre service et tout ça. Il était dans des coopératives, des trucs comme ça. Et un beau jour, j’ai trouvé qu’il était un peu trop parti et là, ça a commencé à me chauffer. J’ai dit : “Bon, là, si tu veux partir, tu te tapes tout le travail. Moi, je ferai le mien.” Je m’occupais de toute la jeunesse des bêtes. Donc, c’était pour aller sur d’autres exploitations, mais ça, en entraide, là j’ai dit non, là c’est fini. Alors, il se levait plus tôt, il faisait son travail, et moi, de mon côté, j’ai commencé à aller au groupe et m’investir un peu pour moi. On avait besoin de se retrouver entre femmes. On parlait de différents sujets, de femmes, d’enfants. On avait besoin de partager des choses, d’aménager la maison, et moi, j’y ai trouvé un certain plaisir »

Fabienne intègre donc le groupe et y développe des sociabilités, ce qui lui permet de se désengager du rôle de « bouche-trou ». Après le départ de leur fils, au moment de l’obtention de son BTS, Fabienne décide d’arrêter totalement d’aider son mari sur l’exploitation. La chambre occupée par leur fils devient alors disponible pour créer un espace d’accueil touristique. Elle saisit l’opportunité de ce départ pour créer son atelier spécifique au sein de la ferme.

« Je me suis dit : allez, essaye de faire quelque chose d’autre. On habite dans un lieu qui est assez joli, je me suis dit : “Moi, je me plais là, pourquoi d’autres ne viendraient pas voir ça chez moi, et un peu à notre contact ?” J’ai fait ça petit à petit, il n’était pas question d’investir un sou là-dedans. On avait une chambre qui était disponible chez nous, une salle de bain qui avait été faite en haut, que mon mari avait fait, et qui était pour nous. Cette salle de bain était pour les touristes. On a commencé comme ça avec cette salle de bain. Et quand j’ai vu que je n’avais pas beaucoup d’exigences, j’ai dit : on essaye, on verra bien. Quand il a vu que c’était bien, du coup il a investi. Moi, toute seule, sans cette chambre, je n’aurais jamais pu démarrer. Et là, je me suis sentie valorisée, comme lui, il a pu se sentir valorisé à l’extérieur, dans les coopératives »

La création de chambres d’hôtes au sein de leur maison permet à Fabienne d’obtenir une série de gratifications personnelles. Comme toutes les autres agricultrices ayant décidé de créer des chambres ou un gîte, elle mobilise ses savoir-faire domestiques dans la sphère marchande :

« J’avais quelque chose qui m’était rendu par les gens : un regard. Les gens, ils étaient contents. Ce bonheur que je voyais dans les gens, ça importait. C’était mon truc à moi toute seule. Comme je voulais que ce soit mon truc à moi, il n’était pas question de demander à mes hommes : est-ce que vous m’aidez ? Non. Chacun sa fierté »

Fabienne n’est désormais plus disponible pour l’exploitation, car elle consacre son temps à cette activité. Elle investit son temps dans la préparation de l’accueil des touristes et en se rendant disponible. Elle précise qu’elle ne peut plus, désormais, préparer les repas pour son mari de manière systématique :

« Ce sont des vies difficiles, le tourisme. Vous devez, à un certain moment, faire abstraction de votre vie de famille. Vous avez votre vie pour les touristes, c’est-à-dire tout le temps. Ce sont les repas, vite, il faut que le linge soit prêt pour le lendemain. Mais dès que vous voyez les vôtres, ils arrivent juste pour manger. Bien entendu, et qu’est-ce qu’on mange ? C’est déjà la parole qu’il ne faut pas dire. Vous êtes débordée. Ils en ont bavé de vivre ça à mes côtés, parce que c’était difficile pour moi, donc pour eux obligatoirement difficile aussi. Vous pensez, des os de poulet, ils en ont mangé »

On le voit bien avec l’exemple de Fabienne : comme l’a montré Christophe Giraud (2001), l’accueil des touristes peut être une stratégie de protection face aux « demandes impromptues du mari ». Il s’agit aussi d’un moyen d’acquérir une petite autonomie financière grâce à un revenu spécifique lié à l’accueil touristique. Ce revenu est ensuite réinvesti dans l’aménagement de la maison. Ainsi, l’agritourisme permet aux agricultrices d’améliorer leur patrimoine et la qualité de vie familiale. L’accueil à la ferme n’est pas seulement le prolongement des travaux domestiques : c’est aussi l’apparition d’une nouvelle responsabilité pour les agricultrices, celle de la médiation avec le monde non agricole, ce qui témoigne d’une plus grande ouverture du monde agricole (Dubuisson-Quellier, Giraud, 2010). Avec ces pratiques d’accueil, ces agricultrices participent à réinterroger les frontières entre production et reproduction, entre sphère économique et sphère domestique.

Ces projets collectifs tournés vers le monde extérieur sont également des occasions de développer de nouveaux savoir-faire. Par exemple, dans l’un des groupes observés, les agricultrices ont appris à faire des photographies grâce à un stage organisé sous la direction d’un photographe professionnel. Les agricultrices interviennent ainsi dans la sphère publique et médiatique par le biais de projets culturels, comme des expositions photographiques présentant leur milieu professionnel. Une autre action menée dans les années 1990, qui sort des activités habituelles des groupes à cette époque, est la création d’ateliers d’écriture. Valérie, qui a intégré ce projet, le présente comme une action hors du commun :

« La femme a besoin de se sentir valorisée dans notre milieu. Elle en a besoin, puisque l’homme ne l’aide pas. Lorsque vous vivez ensemble, il se valorise, lui. Si vous êtes bien, il est encore plus valorisé. Si vous êtes moyenne, il fait avec. Mais en réalité, nous, on voulait faire quelque chose qui sortait de l’ordinaire, sans les hommes, puisqu’on voulait bien, il fallait aller taper »

Ces ateliers d’écriture sont l’occasion de rencontres avec des professionnels, qui permettent aux agricultrices de s’exprimer sur leurs conditions de vie et de travail, en élaborant des contes destinés à faire connaître leur métier au plus grand nombre.

Le cas de Marie, âgée de cinquante ans au moment de l’entretien et dont les parents sont tous deux agriculteurs, montre aussi que le groupe d’agricultrices a été un lieu de formation préparant à ce type d’activités, comme la création d’un atelier de vente directe. Cette activité permet la maîtrise d’un espace autonome sur l’exploitation agricole et transforme également les contours des métiers agricoles (Dahache, 2010). Elle a d’abord commencé à travailler dans l’exploitation de son mari bénévolement, en s’occupant des animaux (brebis, vaches, moutons). Installée ensuite avec son mari en EARL, et après une rencontre avec une conseillère de la MSA, elle a intégré un groupe d’agricultrices dont elle deviendra la présidente. Au-delà du travail de gestion et de comptabilité de l’exploitation, Marie a le sentiment de ne pas avoir véritablement de place sur l’exploitation. Ainsi, la participation au groupe d’agricultrices va lui permettre de développer des savoir-faire pour accroître son investissement sur l’exploitation, à travers la création d’une activité de vente directe des produits. C’est dans le cadre de ces engagements associatifs qu’un projet de ferme-auberge a vu le jour.

« Il y a des femmes qui voulaient faire de la vente directe de volailles. Il y avait un projet de ferme auberge, du coup on a rassemblé tous ces gens-là. On a fait des formations, et en même temps qu’on faisait ces formations juridiques, fiscales on est allés voir ailleurs ce qui se faisait dans des exploitations où il y avait déjà des fermes auberges qui fonctionnaient, des gens qui venaient prendre des goûters à la ferme, la vente directe de volailles, de foies gras, toutes ces choses-là. On allait les unes chez les autres, c’est-à-dire que celle qui avait un projet, un jour, elle invitait. On allait chez la personne avec l’aide d’un formateur, s’il y avait nécessité ce jour-là. Et c’est le regard des autres qui nous aidait à faire avancer le projet. Et c’est comme ça qu’on m’a dit : “Toi, pourquoi est-ce que tu ne ferais pas des goûters à la ferme avec comme base le pain que tu ferais cuire dans ton four à pain ?” Et puis ça s’est un peu transformé »

Le projet de Marie se construit dans les échanges collectifs entre agricultrices : d’abord orienté vers l’accueil à domiciles, son projet se transforme en création d’un circuit touristique dans son village. Il s’agit d’un parcours qui mène chaque groupe de touristes dans les fermes des agricultrices. L’émergence de ces pratiques d’accueil participe à redéfinir les contours des activités agricoles (Giraud, Rémy, 2013). En effet, la définition de ces activités a progressivement intégré ces espaces investis par les femmes. Il est reconnu que ces agricultrices ont été de véritables pionnières dans ce que l’on appelle la multifonctionnalité de l’agriculture, qui intègre à la fois les ressources marchandes et non marchandes (Hervieu, 2002). Bien que ces tâches s’inscrivent dans une division sociosexuée du travail agricole (Annes, Wright, 2017), elles permettent néanmoins aux agricultrices de prendre conscience de leur rôle professionnel, puis de revendiquer ensuite d’autres responsabilités au sein de l’exploitation familiale, et de transgresser les frontières entre les espaces traditionnellement investis par les hommes et ceux investis par les femmes.

Amélie, dont le père était militaire de carrière et la mère sans emploi, a rencontré son mari — lui-même fils d’agriculteur — à l’âge de seize ans. Elle avait préparé un BTS de comptabilité, mais a échoué à deux reprises à l’examen. Son mari s’est installé en forme sociétaire avec son père et a progressivement augmenté la surface de leurs terres jusqu’au départ à la retraite de ce dernier. Au moment de l’entretien, le couple dispose de 150 hectares de terres, de 13 hectares de vignes, et d’une entreprise de travaux agricoles : autant d’activités qui nécessitent une main-d’œuvre. Pourtant, Amélie n’est pas mobilisée pour les travaux de la vigne ; le couple emploie du personnel pour ces tâches.

« Je suis rentrée dans le groupe parce que je voulais suivre une formation à l’informatique, comme je ne connaissais pas du tout l’informatique, et c’était le groupe qui finançait ça. Et donc après, première formation : informatique, Word, Excel, Internet. Et puis j’ai suivi une autre formation, c’était “être agricultrice”, et je ne sais plus comment ça s’appelait exactement, c’était sur les différents statuts professionnels et les problèmes qu’il pouvait y avoir en cas de décès ou de divorce. Bon, j’ai commencé à suivre des formations comme ça. Et c’est là qu’il fallait se présenter et tout, et c’est vrai que moi je disais : “Je suis femme d’agriculteur.” Et à chaque fois, on me disait : “Tu n’es pas simplement femme d’agriculteur. Tu as ta part : si tu ne fais pas ça, l’entreprise ne pourrait pas tourner toute seule.” Et c’est vrai que j’ai commencé à prendre conscience que j’avais ma place »

Dans son entretien, Amélie, conjointe collaboratrice, explique qu’avant son entrée dans le groupe d’agricultrices, elle ne se considérait pas du tout comme agricultrice, mais seulement comme « femme d’agriculteur ». Elle n’avait pas pleinement conscience de jouer un rôle professionnel indispensable à la survie de l’exploitation. C’est la fréquentation d’autres agricultrices et les formations proposées par le groupe qui l’ont aidée à se reconnaître dans ce rôle. Sur l’exploitation, son activité reste cantonnée à la gestion et à la comptabilité. Pourtant, Amélie ne perçoit aucun salaire. Elle déclare dans l’entretien : « Je vis aux crochets de mon mari. Ça me fait juste une couverture sociale ». Ces formes d’engagement professionnel, perçues comme appartenant à un passé révolu, perdurent malgré l’obtention de statuts censés être plus protecteurs. Le groupe d’agricultrices lui a cependant l’opportunité de rencontrer d’autres femmes et de parler de sa situation. Elle explique : « Ça m’a permis de me rendre compte que j’étais une partie à part entière de l’exploitation, et que maintenant je veux défendre ma place ».

Amélie refuse ainsi de tailler les vignes, car elle n’est pas rémunérée pour ce travail. Ce point constitue une source de tension avec son mari, qui souhaiterait qu’elle prenne en charge ces tâches bénévolement. La fréquentation du groupe d’agricultrices contribue à la dissociation entre espace professionnel et espace privé, notamment sous l’influence des conseillères de la MSA qui leur proposent de réorganiser l’habitat de manière à bien distinguer les pièces communes de la vie privée et les espaces qui sont dédiés au travail quotidien de gestion (Nicourt, 2014).

Les pratiques mises en œuvre par ces agricultrices, bien qu’elles apparaissent délimitées dans des espaces traditionnellement réservés aux femmes ou nouvellement créés par ces femmes, sont productrices de transformations sociales qui améliorent leur reconnaissance professionnelle. Le cas des groupes d’agricultrices montre surtout la force du collectif en situation de non-mixité choisie, qui permet aux femmes de construire des activités à l’abri du regard et de l’influence des hommes, pour ensuite élaborer un espace propre au sein de l’exploitation familiale.

Le pôle de pratiques d’investissement dans des espaces réservés historiquement aux hommes

Les pratiques d’investissement dans des espaces essentiellement investis par les femmes se conjuguent, dans le récit des agricultrices interrogées, avec des pratiques plus minoritaires — ou des tentatives — d’investissement dans des espaces réservés exclusivement aux hommes. Il faut le dire d’emblée : la mise en œuvre de ces pratiques, en rupture avec la division sociosexuée du travail, suscite des oppositions beaucoup plus fortes de la part des hommes et de l’entourage des agricultrices, oppositions qui prennent la forme de découragements ou d’une absence de soutien. Ces pratiques peuvent se développer dans certaines configurations bien spécifiques, notamment lorsque leur mari ou leur conjoint est dans l’impossibilité de réaliser ses tâches, ou lorsqu’elles sont cheffes d’exploitation à titre individuel.

Pour Amélie, évoquée précédemment, l’expérience collective de la formation spécialisée en comptabilité a ouvert la voie à des formes plus radicales de contestation de la division sociosexuée du travail. Amélie accepte ainsi de s’engager dans une nouvelle formation proposée par le groupe, qui lui permet de franchir un cap dans la transgression de ces rôles. Il s’agit d’une formation pour apprendre à conduire les tracteurs :

« Une formation pour conduire les tracteurs s’est ouverte au sein d’un groupe. Et comme cet été mon mari s’est fait opérer, on est venu me chercher pour que je conduise le tracteur, chose qu’on ne me demande jamais. D’ailleurs, je ne savais pas conduire un tracteur. Il a fallu que j’apprenne. Bon, bah j’ai réussi ! J’aimerais pouvoir en faire plus, mais je n’ai pas ma place. J’étais super contente d’y arriver, et de voir que je pouvais le faire »

Ainsi, Amélie ne s’attaque pas frontalement à la division du travail avec son mari. Mais elle est tout à fait ouverte à des formes de transgression, qu’elle appréhende plus positivement grâce à sa participation au groupe d’agricultrices.

Ces formations en machinisme agricole s’inscrivent en rupture avec les programmes habituellement développés dans les groupes d’agricultrices, qui proposaient jusqu’alors, selon Clémentine Comer (2021), « des agendas de formation conformes à la division sexuée du travail dans les exploitations, qui entretiennent une identité professionnelle à cheval entre la sphère domestique et la sphère du travail ». Les historiques des groupements étudiés situent cette rupture au début des années 2010, qui marquent un tournant, dans la mesure où les plans de formation ouvrent désormais des espaces nouveaux, historiquement dominés par les hommes, ce que l’on n’observait pas dans les activités antérieures.

Dans les années 1960, ces groupes proposaient des formations visant à améliorer la vie familiale, en se concentrant sur l’éducation à l’alimentation, l’organisation de vacances et la mise en place de jours de repos. Dans les années 1970, les activités s’orientent vers le tourisme rural, l’embellissement des fermes et des villages, mais aussi vers des thématiques telles que l’informatique, la fiscalité ou encore la gestion de l’exploitation agricole. C’est durant cette période que les agricultrices commencent à évoquer entre elles la possibilité de créer des gîtes ruraux, ce qui s’inscrit dans le mouvement de diversification agricole (Giraud, Rémy, 2013). À la fin des années 1970, la question de l’amélioration de l’habitat et des conditions de vie des agriculteurs est posée de manière plus large, ce qui correspond à une nouvelle orientation de la politique des structures d’exploitations agricoles marquée par l’apparition d’une politique d’aménagement de l’espace rural (Barthélémy, Barthez, 1978).  Durant les années 1980, cette problématique reste au premier plan, à travers la mise en place de plans d’action pour améliorer le revenu agricole et la création de partenariats avec des producteurs fermiers. Dans les années 1990, sous l’influence de la montée en puissance du développement personnel, les agricultrices suivent des formations autour de thématiques comme : « mieux se connaître », « se forger une identité forte », « s’affirmer », ou encore « définir et réaliser ses objectifs pour devenir actrice de sa vie ». C’est dans ce contexte que certaines participent à des projets d’écriture ou à d’autres projets artistiques. Au début des années 2000, à ces formations en développement personnel s’ajoutent des préoccupations croissantes concernant les questions environnementales. Cependant, les thèmes et activités plus traditionnels restent présents, notamment à travers des formations sur l’éducation à la santé des enfants, ou des ateliers de cuisine et de couture.

Une décennie plus tard, dans les années 2010, un basculement s’opère, sans doute en lien avec « l’hypermécanisation » de l’agriculture et sa numérisation rapide. Afin de faciliter la participation des femmes aux formations à la conduite de tracteurs, les associations privilégient désormais le recours à des formatrices plutôt qu’à des formateurs. Il s’agit de créer un climat de confiance, où les participantes peuvent essayer, se tromper, apprendre, sans crainte d’être jugées par les hommes. Ce tournant dans la formation professionnelle a été rendu possible par ces formatrices qui sont des femmes « pionnières » dans les métiers du machinisme.

Cela ne signifie pas pour autant que les femmes engagées depuis les années 1960 n’aient pas déjà tenté de déjouer la division sociosexuée du travail. Mais ce qui constitue une véritable rupture aujourd’hui, c’est le fait que ces formations soient désormais promues par un certain nombre d’institutions agricoles. Elles témoignent également d’une volonté accrue d’indépendance de la part des femmes, qui refusent désormais de se laisser enfermer dans l’invisibilisation de leur travail, que ce soit dans le cadre d’une activité familiale ou en couple (Rieu, Dahache, 2007).

La crise de renouvellement qui frappe les mondes agricoles, de plus en plus vieillissants (Purseigle, Hervieu, 2022), n’est pas étrangère à cette reconnaissance institutionnelle des formations en non-mixité dans le domaine du machinisme. Ces formations permettent aux femmes de combler un déficit de savoir-faire dans ce domaine : elles restent largement exclues des formations initiales en agroéquipement et, une fois en exploitation, sont le plus souvent écartées de la conduite des engins et de leur entretien au sein des coopératives. Elles n’ont généralement pas eu l’occasion de développer les savoir-faire nécessaires pour en maîtriser l’usage. Solange, titulaire d’un brevet professionnel agricole, pourtant installée en tant que co-exploitante à part entière avec son mari, reste cantonnée à certaines tâches dans son élevage de perdrix. Elle intervient peu dans les champs de culture :

« Lui, ce sont les tracteurs. Mon mari n’a pas le temps de m’expliquer. Ça m’arrive de le suivre avec le tracteur et la remorque quand il fait le tour des parcelles qui sont importantes, pour pas qu’il revienne, je le suis. Mais bon, ça se limite à ça et puis bon, comme on a l’ouvrier, l’employé, donc à ce moment-là c’est bon ».

Solange accompagne son mari régulièrement dans les champs de vigne, sur les 200 hectares que possède le couple, mais n’a jamais été initiée à la conduite du tracteur. Dans le cas des formations initiales, leur absence est flagrante : à titre d’exemple, le bac pro agroéquipement comptait près de 98 % de garçons en 2022 (Benet Rivière, Guetat-Bernard, Domen, Frison, Rasplus, 2024). La formation en machinisme agricole, dans un cadre non-mixte, s’impose ainsi comme un outil privilégié pour les femmes, leur permettant d’acquérir des savoir-faire techniques liées à la conduite et à l’entretien des engins agricoles. Toutefois, lorsqu’elles ne sont pas exploitantes individuelles, ces tentatives de dépassement des espaces genrés dans le travail restent dans la plupart du temps soumises à l’approbation du conjoint, ce qui en limite la portée transgressive.

Ophélie est arrivée sur l’exploitation viticole de son mari après avoir travaillé quelques années dans une banque. Titulaire d’un BTS Analyse, Conduite et Stratégie de l’Entreprise agricole (ACSE), elle estime ne pas avoir encore trouvé sa place. Peu disponible pour s’investir dans les formations du groupe d’agricultrices auquel elle appartient — leurs enfants étant encore jeunes — elle envisage néanmoins d’en suivre à l’avenir pour développer de nouveaux savoir-faire professionnels :

« Cette ouverture permet de s’adapter professionnellement et de trouver sa place. Moi, il va falloir que je trouve ma place. Qu’est-ce que je fais, moi ? Dans quelle mesure je peux aider ? Sachant qu’il y a beaucoup de manutention… apprendre à tailler les vignes, c’est possible, ça ne me gêne pas, au contraire. Maintenant, c’est vrai que je ne sais pas conduire un tracteur… Aujourd’hui, ce sont de véritables engins informatiques, ce sont des monstres. Atteler, c’est pareil, ce n’est pas évident. Grâce à l’association, je peux apprendre à tailler, et plus tard à conduire un tracteur. Mais vraiment conduire un tracteur, ce n’est pas simplement tenir un volant : il faut savoir manipuler, atteler… Les engins sont de plus en plus gros, ce n’est pas rien. Donc voilà, je ne sais pas si mon mari aura envie que je prenne le tracteur et que je passe la bêche… je ne sais pas »

Ophélie envisage diverses perspectives pour son avenir professionnel, mais elle peine à en discuter avec son mari. Elle confie d’ailleurs que ce dernier perçoit sa participation au groupe d’agricultrices comme « une réunion de bonnes femmes avec des cafés et des biscuits ». Lorsqu’elle lui a expliqué ce qu’elle y faisait, il a éludé la conversation, refusant de donner son avis. Cette attitude la trouble profondément : elle ne sait pas ce qu’elle pourra réellement faire dans l’exploitation. Ne se définissant pas vraiment comme agricultrice, elle espère pouvoir un jour travailler en agriculture. Mais comme elle le résume à la fin de l’entretien : « Le problème, c’est qu’on est seule devant les montagnes ». Le groupe d’agricultrices est le seul espace pour construire du collectif et des solidarités entre femmes car celles qui l’entourent, notamment au sein de sa belle-famille, n’apprécient pas qu’elle cherche à transgresser les rôles. Pour Laurence qui est trésorière d’une coopérative agricole, les hommes n’ont pas encore l’habitude de voir une femme sur un tracteur dans les champs de vigne : « dès qu’il faut prendre un tracteur ou une remorque, en règle générale ils ne sont pas trop d’accord. C’est vraiment un métier de macho, c’est clair, parce que là je me rends compte dans la coopérative ça allait jusqu’à ce que je m’impose pour qu’on m’entende ».

Ces dynamiques de transgression individuelle dans la sphère du travail sont produites ou amplifiées par la participation aux groupes d’agricultrices. Mais leurs transgressions de l’ordre du genre dépassent le seul cadre du travail. En effet, l’investissement de certains espaces traditionnellement perçus comme « masculins » se retrouve également dans d’autres sphères de la vie sociale : les sociabilités amicales, les moments festifs ou encore les temps de loisirs.

Le récit de Magali, cheffe d’exploitation, en est un exemple significatif. Ancienne éducatrice spécialisée, elle s’est reconvertie en créant sa propre activité : un atelier de médiation équine à visée thérapeutique, dans lequel elle accueille des jeunes en situation de handicap. Son conjoint, également agriculteur, est installé sur une exploitation d’élevage bovin. L’adhésion de Magali à un groupe d’agricultrices rattaché au CIVAM lui permet à la fois de faire connaître son activité et de se former avec d’autres femmes ayant lancé des projets similaires. Ensemble, elles ont d’ailleurs entrepris de réaliser un film documentaire sur leur quotidien.

Dans son entretien, Magali évoque avec lucidité — et une forme d’humour désabusé — la manière dont elle cumule plusieurs « stigmates » aux yeux de son entourage professionnel : être une femme, ne pas être originaire du territoire, ne pas venir du monde agricole, exercer une activité jugée « atypique ». Elle explique :

« J’ai un œil critique. Le vrai handicap ? C’est que je suis une femme. Et là, on cumule : pas du coin, pas d’origine agricole, une production “bâtarde”, et une nana… donc moi, je les cumule. […] Les gens de mon âge, je n’ai pas grand-chose à leur dire, parce que je suis un peu tombée de la planète Mars, et comme je ne mâche pas mes mots en général, ça passe moyen. Avec les plus jeunes, c’est parfois plus simple, souvent ils ont fait des études. Disons que j’ai déjà débarqué avec mes gros sabots dans les caves, mais après, ça les fait marrer. Et puis y en a, ils vous parlent pas du tout »

Elle évoque également les rapports parfois tendus avec les autres femmes du territoire, qu’elle perçoit comme un frein à son intégration :

« Avec les filles, ce n’est pas facile non plus. On n’est pas solidaires. Les nanas avec la vaisselle, elles te regardent un peu genre “c’est qui cette fille qui fume, qui boit, qui traîne avec les mecs ?”… Ce n’est pas très bien vu. La principale difficulté, elle vient plutôt des femmes »

Elle donne un exemple marquant d’une forme d’exclusion informelle vécue lors d’un pique-nique amical :

« Un samedi, grosse journée. On habite dans un endroit où je suis invitée à un pique-nique. Je débarque à 9 h : les filles étaient réunies dans un garage, ambiance très “réunion tupperware”. Moi, j’arrive là-dedans, je me suis sentie super mal. J’ai senti les glaçons tomber. Je dis “bonjour”, j’ai eu droit à des bonjours fermés, c’était incroyable. Y en a une qui m’a dit : “les gars sont par-là”. Je les ai rejoints. Eux, c’était beaucoup plus détendu. Peut-être que je suis plus alignée avec eux, je ne sais pas »

Elle conclut avec un épisode révélateur de ce tiraillement entre les espaces genrés :

« Le soir, au moment du repas, j’ai dit : « vous n’êtes pas encore mixtes ?” Je pense que j’aurais dû me taire. Du coup, je me suis assise à côté de mon conjoint, donc du côté des gars »

Le cas de Magali montre que la participation au groupe d’agricultrices en situation de non-mixité choisie ne remet pas en cause la mixité en tant que telle, mais permet plutôt de développer un regard critique sur l’absence d’égalité dans les situations mixtes. Magali s’inscrit dans les sociabilités festives avec les hommes, cherchant à rompre avec certaines formes d’entre-soi féminin susceptibles de la cantonner à des tâches spécifiques au nom de la complémentarité entre les sexes.

Magali ne mobilise pas une rhétorique différentialiste pour affirmer son identité d’agricultrice. Toutefois, celles dont les pratiques restent inscrites dans le prolongement de l’idéologie de la complémentarité des sexes, ne mobilisent pas toutes non plus cette même rhétorique. Elles ne disposent cependant pas des mêmes ressources (Comer, 2016) ou des marges de manœuvre pour transgresser l’ordre du genre — mais elles ne s’y conforment pas totalement pour autant. Leur rejet se manifeste plutôt sur un plan symbolique, à travers des remarques sur le manque d’implication de leur mari ou de leur conjoint dans les tâches domestiques.

En effet, ces femmes expriment des signes de rejet, parfois forts, qui peuvent provoquer des tensions, voire entraîner des ruptures conjugales (Bessière, 2008). Le fait de râler, de se plaindre ou de s’agacer constituent autant de manifestations d’un refus implicite de l’ordre patriarcal. Ainsi, le fait de ne pas parvenir à franchir certains espaces dominés par les hommes ne signifie pas pour autant qu’elles y consentent. Même si elles demeurent majoritairement investies dans les tâches domestiques et éducatives, ces situations s’accompagnent de formes de protestation ; ce phénomène a été identifié chez les femmes appartenant aux classes populaires (Schwartz, 2018). Ces protestations révèlent que, pour elles, l’investissement professionnel constitue un levier central dans la conquête de leur autonomie.

Le témoignage de Laurence illustre bien cette dynamique de refus. Bien qu’elle assume seule la quasi-totalité des tâches domestiques, elle relate les conflits violents qui ont éclaté au sein du couple face à son « omni-responsabilité » (Schwartz, 2018) :

« Il y a eu une période où c’était très dur, où on se prenait souvent la tête parce que je devais tout gérer : les enfants, l’école… Je me levais à six heures du matin, et physiquement, c’était bien plus dur qu’aujourd’hui. C’était au début du maraîchage, avec les enfants à gérer, plus tous les repas à préparer. Et comme ils étaient petits, l’été, avec la vente directe, on ramassait, on vendait au marché… Les journées étaient vraiment bien remplies. Lui, il était surtout sur les machines. Et moi plus dans tout ce qui est vente directe, plantation, gestion de la main-d’œuvre, ça demandait de l’énergie quoi. Oui, je râlais : “Y’a pas de raison que tu ne m’aides pas plus à la maison !” En tant que femme, c’est dur, surtout quand tu vois que tu fais bien plus que lui : faire les courses, étendre le linge, t’occuper des enfants, sans parler de la compta, de la gestion… On bossait même le dimanche, on avait à peine deux heures de libre. Alors oui, des fois, je pétais un câble, je râlais. Mais bon, on était quand même un peu sur la même longueur d’onde, et il y avait beaucoup de jeunes autour, donc une ambiance qui aidait. Et puis, on avait trouvé une solution : une fille venait m’aider deux ou trois heures, pour garder les enfants, repasser, cuisiner, faire un peu de ménage… Ça me soulageait, surtout l’été. Mais oui, il y a eu des coups de gueule ! »

Ce témoignage met en lumière les tensions qui surgissent lorsque les femmes endossent une charge domestique excessive tout en étant pleinement investies dans le travail agricole. Si le partage des tâches reste inégal, leur mécontentement — même exprimé sur le mode du « râlage » — constitue un acte de résistance face à l’ordre patriarcal et révèle une aspiration à un rééquilibrage des rôles, tant dans la sphère privée que professionnelle, mais cette aspiration ne donne pas lieu ici à un meilleur partage des tâches domestiques.

Conclusion

Finalement, qu’elles adoptent des formes de contestation différentes du patriarcat — selon leurs ressources, leurs trajectoires et les configurations familiales dans lesquelles elles s’inscrivent — toutes cherchent, à travers les groupes d’agricultrices, ce qu’Olivier Masclet (2018) appelle « un temps pour soi ». À l’instar des ouvrières qu’il a étudiées, on peut considérer leur participation à ces groupes comme « un temps personnel […] en rupture avec la position subalterne ». Ces espaces deviennent alors le lieu d’une quête de reconnaissance, en contraste avec ce qu’elles vivent au sein des exploitations agricoles, où elles sont souvent cantonnées aux tâches ingrates ou mobilisées comme « bouche-trou » selon leurs propres termes.

Ce « féminisme silencieux », pour reprendre l’expression de Rose-Marie Lagrave, conduit à des formes d’engagement qui ne remettent pas frontalement en cause la division sociosexuée du travail. Toutefois, on observe, en particulier au cours de la décennie 2010, des formes de transgressions plus marquées chez les agricultrices, notamment à travers la volonté affirmée de certaines agricultrices d’apprendre à conduire et utiliser les tracteurs — pratique historiquement réservée aux hommes.

Par ailleurs, si la séparation des espaces et des activités entre les sexes est rarement contestée ouvertement, cela ne signifie pas que ces femmes y consentent pleinement. Leur positionnement s’exprime alors dans des formes de contestation plus symboliques, qui, sans nécessairement se traduire par une redistribution effective des tâches, n’en témoignent pas moins d’un refus latent de l’ordre établi. Il serait intéressant de s’engager dans un travail ethnographique plus approfondi de ces groupes d’agricultrices, dont certains peuvent être requalifiés aujourd’hui de « groupe tracteurs ».

Joachim Benet Rivière
Sociologue, GRESCO, Université de Poitiers

Pour citer cette publication : Joachim Benet Rivière,La non-mixité choisie, une nécessité vitale dans l’apprentissage des savoirs professionnels des agricultrices, appréhendée en deux pôles de pratiques, AgriGenre, septembre 2025  
Source en ligne : https://agrigenre.hypotheses.org/26322
DOI : https://doi.org/10.58079/14k10

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Sur la question de la non-mixité en agriculture, on pourra consulter sur AgriGenre :

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Rasplus Valéry, Vins inclusifs et femmes engagées , AgriGenre, novembre 2021.


Echos

¤ Inrae, octobre 2025