Ce texte est le premier d'une série de trois articles portant sur le rapport au corps en agriculture, et plus particulièrement chez les agricultrices/paysannes.
Le monde agricole semble briller sous une nouvelle lumière depuis la BD des Paysannes en polaire Il est où le patron ? (Benezit et al., 2021). De fait, de nombreuses féministes effectuent des podcasts au sein desquels des agricultrices témoignent sur leur condition de travail. Victoire Tuaillon avec son podcast Les couilles sur table, décide d’aller à la rencontre de ces paysannes en polaire au sein de la première partie « Des couilles à la ferme ». Céline Berthier, une des Paysannes en polaire affirme alors ce chiffre : « 70% des paysannes souffrent de descentes d’organes » (1).
Il est évident qu’il y a urgence à mettre en relation le travail et le rapport au corps qu’entretiennent les agriculteur·ices. Cette expérience du corps est ici traditionnellement considérée comme leur outil de travail. Il est alors possible de questionner ce manque de prévention du soin des corps, au sein d’une société qui voit en cette prévention un pouvoir normalisateur. Jusqu’à quel point faut-il extraire la force de travail du corps humain ? Comment est alors traité le corps des agricultrices ? Depuis 2021, le cancer de la prostate est considéré comme une maladie professionnelle, qu’existe-t-il pour les agricultrices ? Quelle dimension genrée du rapport au corps au sein du monde agricole pouvons-nous voir ? Pourquoi la MSA ou les syndicats agricoles ne proposent-ils pas de sensibilisation ?

Pour y répondre, nous vous proposons une série de trois articles. Le premier questionne le rapport au corps des agriculteur·ices (Rasplus, janvier 2022). Le second se penche sur la maladie qui touche les femmes et peut-être davantage les agricultrices : les descentes d’organes. Le troisième propose une réflexion pour tenter de comprendre l’origine de cette invisibilisation du corps mais aussi de cette maladie. Au sein de ces trois articles, je me suis appuyée sur deux entretiens que j’ai menés auprès d’agricultrices qui ont une descente d’organes, l’une s’est faite opérée il y a 3 ans et l’autre est dans l’attente d’une opération au moment de l’entretien. Également, je m’appuierai sur ma recherche dans le cadre de mon master en Études sur le genre qui compte aujourd’hui une vingtaine d’entretiens auprès d’agriculteur·ice de Normandie.
« Les paysan·ne n’ont pas conscience de leur corps »
Au sein d’un métier caractérisé par une prégnance masculine, il importe de questionner le modèle dominant afin de comprendre l’inscription des femmes dans ce métier. C’est pourquoi il sera ici question de la masculinité au travail pour étudier la façon dont les agricultrices s’affirment au sein de ce métier. En outre, cet article propose de mettre en relief la culture sacrificielle qu’apporte la catégorie socio-professionnelle qu’est « chef·fe d’exploitation ».
Haude Rivoal qui s’intéresse à La Fabrique des masculinités au travail, affirme que pour certains chercheurs « la masculinité dans son ensemble est façonnée pour répondre aux besoins de l’économie » (Rivoal, 2021). La production de la force de travail que la production alimentaire et plus particulièrement l’économie capitaliste demandent nécessite une mobilisation entière du corps. La santé est alors définit par cette capacité à ce « qu’elle permet d’effectuer le travail physique demandé par l’activité agricole, mais elle ne doit pas être présentée comme un sujet de préoccupation qui démontrerait une vulnérabilité et pourrait être considérée comme une sensiblerie » (Beltran, 2017).

Gregory Peter et les co-auteurs au sein de la revue Recherches Sociologiques et Anthropologiques étudient les différentes masculinités mises en œuvre au sein d’une étude cas dans l’Iowa (Peter, 2000). Ils affirment que les agriculteurs, majoritairement au masculin, vivent « une souffrance sociale ». Cette souffrance n’est pas prise en compte par l’agriculteur. Ces auteurs théorisent donc ce qu’ils appellent le « déni ascétique » comme caractéristique de cette masculinité rurale. De la sorte, ils définissent l’agriculteur comme : « Un homme viril, qui aime le travail et est capable de nier son besoin de confort corporel- et qui est aussi capable monologiquement de nier le confort des autres ». Pour sa part, Beltran exprime cette souffrance mimétique au travers une notion de fierté : « Cette abnégation professionnelle est un symbole de fierté, malgré la souffrance qui l’accompagne ». Cette fierté était déjà exprimée en 1967 lorsque Mendras mettait en avant : « Le thème des “mains calleuses”, de la “rude poignée de main paysanne” comme symbole […] du dur labeur agricole »(Peter, 2000).
Oubli du corps, oubli de soi
Pourtant, ce « déni ascétique » peut mener jusqu’au suicide (Icart, 2023). Un agriculteur se suicide tous les deux jours en France, « entre 2007 et 2009, 485 décès par suicide sont comptabilisés, au total pour les 3 ans. Soit une moyenne de 162 décès par an » (MSA, 2021). En 2015, le suicide touche surtout les hommes d’au moins 65 ans, éleveurs bovins ; 372 agriculteurs (292 hommes et 80 femmes) se sont suicidé·es en 2015 (Vie publique, 2020). Ces suicides, tout juste pris en compte par le gouvernement, ont été au cœur des discussions le 23 novembre 2021 pour la création d’une feuille de route de « prévention du mal-être et d’accompagnement des agriculteurs en difficulté ». Le suicide apparaît alors comme l’aboutissement de cette période de souffrance sociale (Deffontaines, 2014). Cette souffrance sociale se développe, à la fois, dans l’abnégation de la souffrance pour un travail mais aussi dans l’isolement géographique que ce travail crée.

Ce modèle est construit autour du travailleur agricole méritant et forcément de sexe masculin. Il passe par une forte mobilisation du corps. Haude Rivoal, au sein de sa recherche sur une entreprise de transport/export, explique au sujet des préparateurs de commande que « le rapport au corps façonne l’identité professionnelle de ces hommes ». Cette idée est donc transposable au monde agricole. De fait, « la mise en jeu du corps au travail a une forte visibilité dans des professions où l’héroïsation du corps masculin est forte,[…] De même, dans les emplois ouvriers fortement masculinisés, la force physique reste l’apanage des hommes, au même titre que le courage, l’endurance, le goût du risque, le rapport à la technique…tandis que les femmes sont censées être dénuées de ces qualités ‘naturellement’ masculines » (Guichard-Claudic et Kergoat, 2007). Alors comment les agricultrices se comportent-elles et gèrent-elles cette héroïsation du corps au travail ?
Aller voir sur le terrain
Lors de mon premier écrit de recherche en M1 (Lemonnier, 2023), j’ai pu mener différents entretiens auprès d’agricultrices, et au sein de celui de M2, d’agriculteurs et d’agricultrices. Pour ces femmes, la force physique, l’endurance physique ou la difficulté face à la mécanique sont régulièrement évoquées. Le corps n’a pas le droit à l’erreur. Ne pas s’écouter est une caractéristique prégnante du modèle agricole et plus majoritairement de ce qu’on appelle la masculinité hégémonique, modèle normalisateur au sein du monde agricole.
Pour Héloïse, éleveuse bovin en Normandie depuis deux ans, installée avec Léa son amie, il importe avant tout de ne pas s’écouter :
« physiquement faut que le corps suive,[…], mais c’est un métier où on n’a pas le droit à l’erreur, […] s’il y’en a une qui se casse la jambe pendant quinze jours, qui est alitée, bah ça retombe sur l’autre. Et si on est malade bah on ne se pose pas trop la question, même si on a de la fièvre, on vient quand même bosser, faut pas trop se poser de questions sur sa santé,
faut pas trop s’écouter ».

Je rejoins ici les travaux de Kergoat et Guichard-Claudic : « On note souvent que l’expérience décrite par les femmes compose un ensemble hétérogène où se mêlent les efforts de mise en conformité avec le modèle masculin d’activité (prouver que l’on est aussi compétente que les hommes, devoir faire de façon répétée la preuve de son efficacité), la volonté de ne pas céder sur la ‘féminité’ des apparences, tout en sachant rester à distance des sollicitations sexuelles (savoir ‘mettre des barrières’), celles-ci constituant en elles-mêmes une forme de mise à l’épreuve avec laquelle il faut savoir composer » (Guichard-Claudic et Kergoat, 2007). Elles ont conscience d’une différence physique qui justifie trop régulièrement leur mise à l’écart, elles se décident alors à faire autant ou à utiliser des stratégies de contournements. De fait, « c’est sur le corps que l’on fonde l’idée de compétences propres à chaque sexe » (Ibid). Ainsi, l’accent est mis sur les différences physiologiques entre les hommes et les femmes. Que les femmes puissent intégrer un métier traditionnellement masculin bouscule la corporéité au travail. Il importe donc une négociation avec « l’essentialisme d’un argumentaire qui naturalise les assignations de genre » (Ibid).
Les agricultrices doivent faire leur preuve sans arrêt. Les rapports sociaux de sexe inégalitaires dans l’accès à l’outil de travail et dans le travail lui-même poussent les femmes à sans cesse « prouver leur légitimité à diriger leur entreprise agricole de façon autonome, en montrant notamment leur compétence et fiabilité mais surtout en faisant leurs preuves » (Rieu et Dahache, 2008). Faire leur preuve revient au sein des discours officiels (Sénat, 2017) ou auprès des enquêtées elles-mêmes, pour répondre « aux nombreuses résistances auxquelles elles font face » (Persec, 2022). Ainsi, elles se saisissent des normes du genre qui leur sont assignées.
De fait, certaines enquêtées proposent une sorte de sur-construction face à cet idéal. C’est notamment le cas d’Héloise mais également de Camille. Cette dernière est exploitante avec son père, boulangère et agricultrice biologique, elle m’explique :
« une fille qui veut être agricultrice, faut qu’elle soit forte, fin faut qu’elle soit sûre d’elle[…]parce que si on s’arrête au moindre petit truc c’est mort , fin, c’est pas la peine, psychologiquement c’est avoir une force de caractère qui doit être là, parce que sinon ça ne peut pas marcher [rires] et pis faut être sûre de ce qu’on veut et faut être vraiment passionnée parce que voilà sinon on peut pas, on peut pas supporter tout ça ».

Camille a la voix rude, elle apparaît sûre d’elle, elle n’est pas dans l’empathie. Ces quelques exemples déploient donc des sèmes attribuées communément à la virilité. La virilité peut, de fait, être un attribut féminin, étant compris comme « un idéal de performance, d’autorité, de dépassement de soi et d’endurance qui trouve son expression à travers des démonstrations corporelles et/ou verbales d’aptitude au combat et à la violence »(Rivoal, 2021).
Invisibilisation du bien-être au travail
En France, 400 000 personnes sont agriculteur·ices exploitant·es (Insee, 2019), soit 1,5% de l’emploi total et 0,8% sont des femmes (Rasplus, avril 2022). Lorsque Béatrice Martin, paysanne dans la Vienne est intervenue au sénat en tant que représentante de la Confédération paysanne lors de la table ronde « Être agricultrice en 2021 », elle explique que « les salariés font souvent l’objet de contrôles pour constater l’adaptation de leur travail à leur situation. Les salariés agricoles sont concernés, mais plus les chefs d’exploitation. Nous recevons simplement un courrier nous invitant à consulter notre médecin traitant au bout de cinq ans ». Elle ajoute lors de notre entretien : « Et comme les paysans sont à leur propre compte, parce que le salariat ça va avoir des conséquences sur des arrêts de travail, mais quand ils sont à leur compte, quand ils sont cassés physiquement, ils ne s’arrêtent pas, il n’y a pas de raison de changer les choses. L’ergonome qui est venu a dit qu’en BTP ça avait beaucoup évolué parce que c’est beaucoup de salariés qui du coup faisaient reconnaître des maladies professionnelles, donc il fallait changer les machines ». Ainsi, certaines agricultrices vont faire le choix de rester salariées afin d’avoir une meilleure couverture sociale.

Être chef·fe d’exploitation va souvent de paire avec moins de temps pour son bien-être : « Nous avons, nous devons le reconnaître, une culture de sacrifice. Nous passons toujours après nos animaux, après nos enfants. Prendre soin de nous-mêmes n’arrive qu’en dernier lieu ». Cette invisibilisation du bien-être au travail l’est d’autant plus s’il s’agit d’une femme.
Le corps des agricultrices est scruté, toujours sous le joug de la performance. La maternité est alors vécue comme quelque chose de tabou tout comme la vieillesse. Laure Chalendard, exploitante dans la Loire depuis 2019 explique au sein d’un article qui a pour but de présenter le #meTooAgricole qu’elle a décidé de cacher sa grossesse après s’être faite boycottée(Martin-Brodzicki, 2023). De fait, « lorsque le corps est associé au risque de ne plus pouvoir faire et d’être, il est envisagé comme un lieu de souffrance pour soi et pour les autres »(Le Brogne-Uguen, 2023). En outre, ce corps comme lieu de souffrance justifie d’autant plus l’exclusion des femmes. C’est ce que nous verrons avec le prochain article.
Solange Lemonnier
Master Etudes sur le Genre, université d’Angers
Pour citer cette publication : Solange Lemonnier, Le rapport au corps dans le monde agricole : recherche sur le cas des descentes d’organes, AgriGenre, mars 2025.
Source en ligne : https://agrigenre.hypotheses.org/24142
DOI : https://doi.org/10.58079/13em1
Note
(1) : J’ai contacté Céline Berthier pour connaître l’origine de cette statistique qui m’a donné le mail de sa collègue de la Confédération paysanne qui était intervenue au Sénat en 2021. J’ai alors eu un entretien avec cette dernière. La source de ce chiffre ne peut donc pas être vérifiée de manière avérée, il s’agirait davantage d’un chiffre donné à l’oral : « 70 % des agricultrices se feraient opérer d’une descente d’organes selon les chiffres que lui a donnés la MSA, alors que la moyenne nationale est située entre 10 et 20 %». Chapelle Sophie et Weiler Nolwenn, « “Je ne fais pas grand chose, la traite et la compta” : le travail invisible des paysannes », Basta, mars 2024. Il permet au moins une alerte auprès du grand public…
Bibliographie
Beltran Grégory, Explications et modes de justification du renoncement aux soins dans une population ruralo-agricole. Rôles et ajustements d’un modèle de masculinité traditionnelle, Recherches Sociologiques et Anthropologiques, 48, 2017.
Benezit Maud & Les paysannes en polaire, Il est où le patron ?, Marabulles, 2021.
Deffontaines Nicolas, La souffrance sociale chez les agriculteurs, Études rurales, n° 193, 2014
Guichard-Claudic Yvonne, Kergoat Danièle, Le corps aux prises avec l’avancée en mixité. Introduction, Cahiers du Genre, n° 42, 2007.
Icart Gwenaëlle, La gouvernance du mal-être au prisme du genre : le cas d’un dispositif de prévention du suicide en milieu agricole. Entre gouvernance de soi et maintien des normes de genre, AgriGenre, février 2023.
Le Brogne-Uguen Françoise, Cours dans le cadre du Master 2, UE17, études sur le genre, Corps, femmes et vieillissements, 2023
Lemonnier Solange, Les discriminations de genre dans les milieux agricoles : les pratiques des cheffes d’exploitations, Mémoire de Master, soutenu le 13 juin 2023, sous la direction de Nicole Roux.
Martin-Brodzicki Lucas, « Qui est Laura Chalendard, l’éleveuse qui a lancé un #MeToo agricole ?» , L’Humanité, 5 octobre 2023
MSA, Le plan de prévention du suicide dans le monde agricole, 2021.
Persec Camille, Des agricultrices qui font leur place : répondre aux résistances par la preuve, AgriGenre, octobre 2022.
Peter Gregory, Mayerfeld Michael, Janargin Susan et Bauer Donna, Coming back across the fence : Masculinity and the transition to sustainable agriculture, Rural sociology, Vol; 65, 2000.
Rasplus Valéry, La part des agricultrices et des agriculteurs entre 1970 et 2020 : attention à l’effet pourcentage ! , AgriGenre, avril 2022.
Rasplus Valéry, Rapport à la technique de paysan.ne.s bio , AgriGenre, janvier 2022.
Rieu Annie, Dahache Sabrina, S’installer comme agricultrice : sur la socialisation et la formation sexuée en agriculture, Revue d’Etudes en Agriculture et Environnement, n°88, 2008.
Rivoal Haude, La fabrique des masculinités au travail, La dispute, 2021.
Sénat, Être agricultrice en 2017, rapport d’information n° 579, 2017.
Vie publique, Suicides dans le monde agricole : comment mieux aider les agriculteurs en difficulté ? , 2020.
Echos
¤ Centre International de Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes, mars 2025