Compte-rendu de l’ouvrage de Jean-Philippe Martin, préface de Fanny Gallot, Paysanne, Histoire de la cause des femmes dans le monde agricole des années 1960 à nos jours (Éditions de l’atelier, 2025).
Jean-Philippe Martin et Fanny Gallot sont membres du Comité de parrainage scientifique d'AgriGenre.
Il aura fallu attendre vingt ans pour qu’un ouvrage historique soit consacré aux paysannes des XXe et XXIe siècles. Vingt ans après l’interrogation de Jacqueline Sainclivier, « Une histoire des agricultrices au XIXe-XXe siècles est-elle possible en France ? »[1]. C’est par ailleurs la même année que paraissait l’ouvrage de Jean-Philippe Martin sur l’Histoire de la nouvelle gauche paysanne[2]. Vingt ans plus tard donc, cet historien – dont Annie Antoine soulignait récemment le « caractère prolixe à la spécialité affirmée : les paysans contestataires depuis 1960 »[3] – nous offre un bel enrichissement à cette histoire dense et complexe, en l’abordant par le prisme du genre.
Signe de la fécondité de ces deux approches réunies, histoire du genre et histoire rurale, c’est Fanny Gallot qui signe la préface de ce nouvel ouvrage, Paysannes, Histoire de la cause des femmes dans le monde agricole des années 1960 à nos jours, déjà incontournable. Incontournable d’abord parce qu’il rassemble et mobilise une bibliographie dont on a mainte fois dénoncé la segmentation[4]. Indispensable ensuite parce qu’elle pose les fondamentaux de l’histoire des paysannes par les multiples points de vue syndicaux qui animent l’agriculture française du XXe siècle.

De nombreuses dimensions de la « cause des paysannes » sont explorées : juridiques (par la question du statut et du congé maternité notamment), politiques (inclusion des femmes dans les mouvements paysans, formes du militantisme) et sociales (allocations, retraites). L’ouvrage est toutefois moins généraliste qu’il ne semble. En cohérence avec les objets d’études qui ont animés les principales recherches menées par l’historien, il propose ici une synthèse de ces questions par la voie du syndicalisme paysan notamment celui de gauche contestataire, qui se construit et s’affirme dans ces années 1960.
Sortir les paysannes de l’ombre
On lit cet ancrage dans le corpus archivistique mobilisé, principalement constitué du journal des Paysans-Travailleurs, Vent d’Ouest. Cette approche est également permise par l’ensemble des témoignages recueillis par Jean-Philippe Martin dans des entretiens ou par questionnaire. Cette approche mixte rappelle les méthodologies de la socio-histoire et de l’histoire sociale. L’ouvrage est également révélateur de nombreuses trajectoires de militantes que ses analysent éclairent enfin. Bien que l’histoire du genre ne soit pas à l’heure de l’héroïsation, ni à celle des figures, Jean-Philippe Martin nous permet de mettre des noms, de sortir de l’ombre celles qui ont agi pour obtenir des droits, du statut d’agricultrice à la parité dans les syndicats[5].
Avec cet ouvrage, l’historien mène une analyse conjointe des reconfigurations entre 1960 et aujourd’hui « de la division sexuée du travail agricole articulée à la division sexuée du travail militant » (p.9) à partir de l’histoire syndicale, notamment de la gauche paysanne. L’ouvrage est en effet riche des analyses comparatives menées sur la mouvance syndicale majoritaire (FNSEA, CDJA) dont l’action en faveur (ou non) des agricultrices restait peu connue jusqu’alors. Après avoir mené une analyse de leur invisibilité historique, statistique, juridique et sociale, l’auteur déploie une étude de l’évolution de l’ensemble de ces questions dans les syndicats agricoles. Le propos éclaire également les enjeux du travail reproductif agricole féminin, face aux multiples évolutions que connaît l’agriculture du XXe siècle.
L’apport de ce livre réside, enfin, dans l’évidence qu’il y avait à croiser histoire des féminismes et histoire des paysannes. Et c’est en s’appuyant sur le fondamental travail de Laure Bereni[6] sur l’espace de la cause des femmes que Jean-Philippe Martin éclaire les combats menés par les paysannes. Qui bien qu’elles ne se disent pas féministes, elles ont de fait lutté pour et permis la progression de leurs droits. L’auteur le vérifie en croisant son corpus avec la presse féministe des années 1970. La diachronie efficacement démontrée par l’auteur des mouvements de paysannes par rapport aux mouvements féministes achève de rappeler l’usure du terme « vague », enjeu exploré dans un magnifique article de Bibia Pavard[7].
Les paysannes dans l’histoire
L’ouvrage débute par une efficace synthèse des connaissances sur les paysannes : qui sont-elles, et combien sont-elles ? En replaçant les enjeux statistiques des catégorisations -agricultrices, femmes de, aides familiales, l’historien souligne les conséquences encore lourdes aujourd’hui de l’absence de statut. Et c’est là l’une des forces de l’ouvrage : rendre vivante cette histoire, l’incarner par les témoignages et récits des premières concernées.

C’est également l’occasion pour lui de rappeler que les agricultrices ont acquis certains droits sociaux bien tardivement par rapport aux salarié.es : le congé maternité en 1977 (contre 1944 pour les autres), prestations sociales en cas d’accident du travail, 1999. Ce chapitre résume bien en un sens la situation d’isolement juridique dans laquelle se trouvent les femmes en agriculture, et le paradoxe du levier à deux vitesses qui fait en revanche progresser les agriculteurs, notamment sur les plans éducatif, matériel et technologique. D’autres problématiques tout aussi centrales et encore très peu abordées dans des travaux historiques figurent : exclusion quasi-systématique des femmes dans la transmission du foncier, cohabitation avec la famille de l’époux, stigmates de genre sur la capacité des femmes à accomplir les travaux agricoles (et qui bien-sûr s’étendent à la gestion même de l’exploitation). « Qui va faire le blé ? » interroge l’entourage d’une militante qui s’installe seule au milieu des années 1980 (p.34). Le chapitre fait le tour des problématiques financières et de la dépendance des femmes à leurs époux, engendrée par l’absence de statut. Enfin, il aborde celles de la sexualité : contrôle des naissances, avortement et techniques contraceptives, pour aboutir aux raisonnements plus généraux du (non) partage genré des tâches, notamment celle de l’éducation et du soin des enfants.
Des paysannes en lutte
Jean-Philippe Martin consacre ici une partie au rôle de la Jeunesse Agricole Catholique féminine, souvent présentée comme terreau fertile de l’engagement syndical dans les campagnes. Il démontre également que cette affirmation gagnerait à être nuancée, car dans certains mouvements (on pense à la « grève du lait » de 1972) la majeure partie des trajectoires militantes qu’il documente ne sont pas issues de la mouvance catholique. Il est clair que l’ouvrage ne traite pas de l’engagement dans la JACF, pourtant il rappelle à quel point ce mouvement est fondateur. Cette question gagnerait d’ailleurs à être encore approfondie[8]. Une interrogation s’impose alors : comment les syndicalistes ont-elles enfin réussi à aboutir en 1980 à la création d’un statut plus symbolique que réel, de co-exploitante, pour parvenir après d’autres versions de celui-ci, en 1999 à celui de conjointe collaboratrice ?
Le second chapitre offre un aperçu de l’histoire du syndicalisme agricole naissant à la fin du XIXe siècle. Au XXe siècle il se structure essentiellement autour de la FNSEA (1945) et du CNJA (1960) dont bien des membres sont issus de la JAC. Révélation du moins éclairage également mené par Vincent Flauraud[9], on apprend ici le caractère précurseur, puis rapidement déclinant du CNJA dans l’attention portée à l’emploi des femmes en agriculture. Ici le propos se centre sur la Loire-Atlantique, département qui accueille le théâtre des ruptures avec ces organisations, engendrant la naissance des syndicats de la gauche paysanne. Ce chapitre est utile à la compréhension des techniques employées par ces différentes structures : l’enquête, premier outil de la JAC, est également mobilisé par les militantes du CNJA, afin d’évaluer l’importance du travail des femmes. De l’enquête à l’engagement syndical il n’y a qu’un pas que certaines franchissent. Les réunions que l’on dirait aujourd’hui en non-mixité permettent d’aboutir à plusieurs constats : il manque aux femmes des temps d’échange, de formation, sur les questions économiques notamment. Bien que peu présentes dans les réunions locales (elles sont 5% dans les réunions cantonales en 1964 dans l’Ouest, contre 30% dans les bureaux des syndicats départementaux), les femmes se saisissent des ruptures qui se forment au sein des majorités. Notamment deux d’entre elles, Marie-Paule Lambert et Antoinette Camus, qui émergent dans le courant contestataire du CDJA de Loire-Atlantique.
Les analyses des origines nous aident à sortir des idées préconçues sur un retard supposée du syndicalisme agricole à l’égard des femmes : « Elles sont dix sur trente membres du conseil d’administration [du CNJA] en 1963. Soit, comme le souligne, avec ironie, Michel Debatisse, une part supérieure à celle des femmes à la tête de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) ou des syndicats ouvriers » (p.60). Ce « volontarisme » syndical permet également d’éclairer l’épineuse question de la création et du maintien des groupes femmes (1956 à la FNSEA, 1961 au CNJA), que certaines perçoivent d’un mauvais œil (rappelant les « ghettos » de l’histoire des femmes[10]). Cette incertitude pour parvenir à un accroissement de l’engagement des femmes dans les structures syndicales rappelle à quel point celui-ci demeure difficile. Les freins sont nombreux : qui garderait les enfants, qui oserait participer à des réunions en immense majorité constituées d’hommes, et de surcroit y prendre la parole ? Les avancées sont toutefois réelles : les femmes s’investissent, même en minorité, sans toutefois parvenir à dégager des revendications ou des propositions détaillées.
Cette difficile participation est le miroir de l’implication des femmes dans les luttes paysannes, notamment dans le Languedoc (1967), le Larzac (1971-1981), et dans le Finistère (1972). Cette dernière, la « grève du lait », apparaissait déjà dans les travaux antérieurs de l’auteur comme une possible grève féministe[11]. Là encore, l’auteur fait la part belle aux portraits de femmes essentielles actrices de ces luttes : Marthe Morvan, Marie Cabon, Madelaine Hall. L’écriture de ces portraits-trajectoires au fil de la lecture permet également d’aboutir à la conclusion que ces militantes, à l’instar de leurs collègues masculins, « ont un profil différent de la base sociale qu’elles entendent représenter » (p.81). Dans le Larzac, symbole de lutte de la gauche paysanne, le travail militant est sans surprise réparti comme tel : aux hommes les fonctions les plus visibles et valorisées, aux femmes l’organisationnel, le pratique, l’invisible. L’auteur démontre toutefois qu’elles participent également, dans le cadre de cette gauche contestataire, à des actions plus « violentes » comme la destruction en mairie des matrices cadastrales du plateau. Ou encore dans le Finistère, aux différents blocages des entreprises laitières. Au-delà de ce constat bien cerné et attendu, ces luttes éclairent les actions que mènent les femmes au sein de ces protestations collectives.

Le chapitre IV aborde le positionnement pionnier des syndicats majoritaires sur la question de l’implication des paysannes dans les syndicats. Elle plaide même en 1970 pour un cadre juridique qui considérerait les femmes comme exploitantes. Toutefois, et ainsi que cela aurait pu être davantage démontré, ces évolutions discursives visent également à maintenir un état stable des rapports de genre. Ce nouveau statut ne devrait en aucun cas menacer « l’unité de l’exploitation familiale agricole ». Le syndicalisme majoritaire, bien que fort conservateur (mention est faite au sort réservé à Edith Cresson lorsqu’elle était ministre de l’Agriculture), avance sur d’autres fronts. La commission femme de la FNSEA propose en 1976 la création d’un régime de remplacement des agricultrices en cas de maternité. Le congé est acquis en 1977. Quant aux raisons qui auraient conduit ce syndicalisme conservateur à porter ces propositions, sont repris les hypothèses d’Alice Barthez sur la question. Développement du mouvement féministe, départ massif des femmes hors des zones rurales, et augmentation de l’activité non-agricole des femmes mariées à des exploitants[12].
L’auteur revient ensuite sur les manifestations féminines organisées par la FNSEA et le CNJA, notamment celle du 25 avril 1980 et du 3 décembre 1981. Est relevée, à nouveau, l’absence de revendication quant au statut professionnel. Les femmes doivent y défendre la profession, et non leurs intérêts en tant que femmes. Leur présence serait d’ailleurs due à une stratégie syndicale selon laquelle ces manifestations (que l’on devine, à la lecture, hors-normes) permettraient une grande couverture médiatique. L’auteur clôt son chapitre en citant les thèses défendues par Olivier Filleule et Magali Della Sudda, qui avancent le potentiel affranchissement porté même dans des groupes conservateurs, réflexion que l’on aurait aimé voir développer[13].
Des paysannes alternatives
Poursuivant la logique d’allers-retours temporels dans la construction de son propos, l’auteur soumet les mêmes problématiques à l’étude du courant paysan contestataire. Mouvance dite de gauche paysanne au cœur des années 1960, elle se différencie du syndicalisme majoritaire par son approche sociale et politique. Notamment en défendant la petite et moyenne exploitation des dégâts causés par la modernisation, qu’elle soutient par ailleurs. Après Mai-Juin 68, la mouvance est celle des Paysans-Travailleurs. Elle se distingue des contestataires de la FNSEA qui restent tout de même fidèles à ce syndicat. Ces différentes poches et tendances se regroupent plus tard, en 1981 dans la CNSTP (Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans) et en 1982 dans la FNSP, Fédération nationale des syndicats paysans. Un regroupement se fera en 1987 avec la Confédération paysanne. Après la reconnaissance donnée par la Ministre Cresson, l’institutionnalisation de ces syndicats ne cesse de progresser, et ces organisations participent aux élections des chambres d’agriculture dont on connaît l’importance.
On perçoit dans l’analyse menée par Jean-Philippe Martin l’importance du renouvellement des notions portées par le concept d’espace de la cause des femmes. Car il permet de contrer l’idée d’un féminisme urbain, bourgeois, pour le déplacer vers les campagnes où les paysannes portent elles aussi, à leur manière et en regard de leurs problématiques, la conviction d’un intime politique. Les années 1968-1970 connaissent un véritable bouillonnement porté par les femmes de la tendance Paysans-Travailleurs, notamment dans les groupes non-mixtes qu’elles créent. Les années 1968 permettent également aux mouvances de gauche de se positionner sur d’autres problématiques que celles évoquées jusqu’alors : l’accent doit désormais être mis sur la formation économique, syndicale, sur la professionnalisation des femmes, de surcroît sur leur revenu. Ce chapitre donne un aperçu de réactions masculines quant à ces revendications, notamment celle de Bernard Lambert (l’auteur s’appuie notamment ici sur l’analyse de Valéry Rasplus[14]).

La reconnaissance d’une double domination -patriarcale et capitaliste- menée officiellement par Paysans-Travailleurs n’évacue toutefois pas une réticence masculine à ces changements. Les femmes des PT portent des exigences concrètes : partage équitable du travail, reconnaissance et paiement de celui des femmes, obtention de droits sociaux (congés maternité, maladie), aménagement de crèches, de haltes-garderies par les collectivités. Le chapitre donne également à voir les réactions de la gauche paysanne face à la proposition de statut portée en parallèle par la FNSEA. Le groupe est opposé à un projet qui ne permet pas d’avancées sur le plan financier (calcul des cotisations, possibilité d’emprunter) et sur les formations. Malgré des débuts vifs, l’auteur relève un essoufflement de l’engagement des paysannes dans les mouvances de gauche, à partir de la fin des années 1970.
Le chapitre se clôt par une analyse des liens entre paysannes et « mouvances de gauches soixante-huitardes » en abordant les « rencontres improbables » entre étudiantes, paysannes et cinéastes. Cette partie évoque les travaux d’Edouard Lynch sur les corpus audiovisuels, qui révèlent par exemple les premières revendications publiques de paysannes sur la contraception en 1973.
Du côté de la Vendée
Les revendications portées par les féministes inspirent les paysannes vendéennes que Jean-Philippe Martin identifie comme étant le territoire où l’activité militante des paysannes-travailleuses est la plus vive. Il y aborde la création de trois groupes de femmes en 1978, qui réfléchissent collectivement aux propositions faites par la FNSEA, et écrivent ensemble un texte alternatif qui prend en compte leurs revendications, notamment celles d’un travail domestique reconnu et partagé. S’effectue également une intense critique de la législation, notamment celle des GAEC (qui empêchent les femmes d’être reconnues comme cheffe d’exploitation lorsqu’elles le forment avec leur époux). Ces textes et revendications apparaissent comme une base solide, et constitue pour l’auteur « une étape significative dans la modification des priorités et des revendications, portées par ces paysannes dans la décennie suivante » (p.131). Sont alors dessinées les trajectoires de Monique et Marie-Bernadette Préau, Marie-Hélène Tanguy, qui incarnent de manière efficace les propos tenus. L’auteur aborde ensuite l’importance des effets du manifeste des 343, du procès de Bobigny sur les paysannes, qui ne s’emparent pas publiquement de ces sujets. Cela sera rectifié en 1979 avec les nouvelles discussions autour de la loi Veil. Des militantes vendéennes écrivent des textes publics pour la soutenir et organisent des débats autour de la sexualité et de la contraception.
L’auteur rappelle toutefois les liens qui unissent ces femmes aux mouvements d’actions catholiques qui ont été pour beaucoup le lieu de leur formation militante. On ne peut donc pas bien-sûr ignorer les débats contradictoires au sein des mouvements, et le non-engagement majoritaire sur ces sujets par les syndicalistes de tout bord. L’auteur replace ces discussions grâce aux lettres envoyées par les militant.e.s au journal sur lequel s’appuie la recherche, Vent d’Ouest. A nouveau, et c’est ce qui fait la force de l’ouvrage, Jean-Philippe Martin rappelle que ces réticences, ces combats contradictoires, ne sont pas l’apanage du syndicalisme paysan. Il rappelle que la CGT a attendu 1976 pour considérer que l’avortement concerne l’organisation, ou encore que durant la lutte des Lip, les ouvrières grévistes ne sont pas autorisées à évoquer les problèmes de contraception ou d’avortement.
Les années 1980 seraient celles de « la conquête de nouveaux droits sociaux ». Les revendications sur l’intime s’estompent au profit de celles, plus actives, sur la question du statut. Comme évoqué, elles sont également le lieu du rassemblement des différentes mouvances contestataires de la gauche paysanne. Sont créés en son sein différents groupes autonomes de femmes. La Vendée est à nouveau la plus active, et parvient à réunir en 1982 des paysannes de plus de 15 départements. Signe de la précarité de ces groupes, elles ne sont plus que quelques-unes à se retrouver l’année suivante. L’auteur rappelle que cet essoufflement touche largement le reste des organisations politiques et syndicales du pays.

Toutefois, le groupe, bien qu’affaibli, continue de porter des revendications et les étoffe même davantage : attention est désormais portée à la question des femmes installées célibataires ou veuves. La commission femme s’entoure également d’avocats et élabore des revendications solides pour participer au débat provoqué par le statut de co-exploitante que défend la FNSEA (et obtenu en 1980).
La stratégie des femmes dans la mouvance des Travailleurs-Paysans est redéfinie à l’orée de ces années 1980 : grâce à l’influence du groupe vendéen, plusieurs actions sont réorientées en particulier pour convaincre leurs homologues militants. Elles définissent clairement les manques du statut de co-exploitantes, et revendiquent désormais : « une formation initiale et permanente, un travail défini, des responsabilités précises (dont celle de signer les actes notariés, financiers, administratifs concernant l’exploitation). Elles en espèrent des mesures sociales : congés, couverture maladie, retraite, invalidité. Ce statut devrait aussi définir une durée du travail, un niveau de rémunération et suppose un environnement favorable (pour la garde des enfants en particulier) » (p. 150).
La difficulté d’obtenir un statut juste
Les analyses menées par l’auteur permettent de comprendre en détail les raisons qui permettent de désigner la loi de 1980 comme un « recul statutaire », s’appuyant à la fois sur les archives des mouvances de gauche (notamment sur les écrits de la militante Anick Mas de Feix) et sur les travaux de Clémentine Comer[15]. On perçoit également une évolution des instances auxquelles sont adressées les revendications des militantes, qui se tournent désormais vers le Crédit Agricole et la MSA par exemple.
Bien que jugée elle aussi imparfaite, la loi du 11 juillet 1985 permet aux conjoints de s’associer, sans présence d’un tiers, dans des sociétés civiles, les EARL (Exploitation agricole à responsabilité limitée) en individualisant leurs tâches et leurs responsabilités. La femme devient une associée et dispose des mêmes droits que l’homme. Ces lois sont commentées par les paysannes des TP, mais l’essentiel des débats des années 1985-1986 portent sur le congé maternité, alors symbole des inégalités. Rappelons qu’il est en 1985 constitué pour les agricultrices d’une allocation de remplacement d’une durée de 4 semaines, et qu’elles ont à leur charge 10% du salaire du remplaçant. En comparaison, une salariée en France au même moment à droit à 16 semaines de congés. L’auteur fait état des différentes positions sur la question, et rapporte une action menée par des agricultrices du Lot-et-Garonne, condamnées par la justice pour avoir refusé de payer les 10% du salaire du remplaçant. Elle parvient finalement à faire valoir les frais engendrés par le logement de ce dernier, condamnant l’employeur du remplaçant à lui verser 300 francs. Cette affaire est saisie par les paysannes de la CNSTP qui veulent faire sortir cette question du cadre départemental, et parviennent à se mettre en rapport avec la ministre des Droits de la femme, Yvette Roudy. Celle-ci les soutient et, profitant du contexte des élections législatives de 1986, parvient à faire doubler la durée du congé maternité des agricultrices. Il faudra néanmoins attendre 2008 pour qu’il soit porté à la même durée (16 semaines) que les salariées. L’interaction des groupes de paysannes avec Yvette Roudy souligne l’absence dans les chapitres antérieurs des cadres qui permettent aux syndicats d’aborder ces questions avec les gouvernements, par exemple dans la première formulation d’un statut en 1980.
La place des femmes dans le monde agricole
L’auteur passe ensuite aux périodes et débats les plus récents. L’unification des mouvements de gauche dans la Confédération Paysanne en 1987 s’illustre par l’impasse totale faite sur la place des femmes en agriculture. Ces dernières sont invitées à se répartir dans les commissions, le groupe non mixte est « mis en sommeil ». Les diverses revendications portées par le mouvement les dix années qui suivent abordent très peu les problématiques rencontrées par les femmes.
Ces données permettent à Jean-Philippe Martin de synthétiser dans son chapitre VIII la place des femmes dans le mouvement paysan contestataire entre 1970 et 1980. Il souligne premièrement l’importance des « compagnes de militants », partant du témoignage de Marie-Paule Lambert, Monique Ollat et Alice Monier. Toutes rapportent les difficultés de la triple journée d’une femme de militant, puisqu’elles assurent toutes les tâches dues à l’absence de l’époux, voire les tâches supplémentaires que cet engagement engendre. Accueil de militant, secrétariat (téléphone et envoi de courrier). L’auteur appelle à une recherche plus approfondie sur la question qui soulève la question de l’invisibilité du travail militant.

L’auteur s’interroge ensuite sur la différence de participation des paysannes depuis 1987 par rapport aux années CNJA/FNSEA (1960, 1970). Il y démontre que la part des femmes y est minoritaire mais néanmoins non-négligeable, bien que leur parution fluctue fortement sur les trois décennies, tant à la base que dans les instances nationales. Il est alors l’heure pour l’auteur de dérouler la question de l’appropriation par les hommes des positions importantes, valorisées et valorisantes au sein des syndicats, comme l’est celle de porte-parole. Aucune femme, avant Brigitte Allain en 2003, n’est placée à cette fonction. Les syndiquées sont également cantonnées à des dossiers « féminins », de surcroît jugés moins importants, moins gratifiants et surtout moins politiques. Est alors mise en lumière la division genrée et hiérarchisée du travail syndical.
Suivant la remobilisation du mouvement féministe dans les années 1990, les deux derniers chapitres proposent une lecture conjointe des revendications portées par la Confédération Paysanne dans cette même temporalité. Des commentaires sur la loi d’orientation agricole de 1999 (création du statut de conjoint-collaborateur, qui ouvre notamment les droits à la retraite), ressort la critique d’une agriculture fondée uniquement sur son caractère matrimonial -ce sont par ailleurs les époux qui choisissent de déclarer leurs femmes comme conjointes collaboratrices. « En 2000, la CP réclame ainsi le droit à un statut unique pour tous les actifs agricoles non-salariés et exige que les couples puissent accéder au statut de GAEC sans tierce personne. Les années suivantes, d’autres avancées suivent. En 2005, le statut de conjoint collaborateur est accessible sans l’autorisation préalable du chef d’exploitation, il est aussi étendu aux personnes pacsées, ce qui réduit le nombre de conjointes sans statut. À partir de 2006, une femme qui exerce sur la ferme une activité professionnelle régulière peut opter pour le statut de cheffe d’exploitation. En 2008, la durée des congés maternité des agricultrices est alignée sur celle des salariées. Depuis 2010, les GAEC entre époux sont possibles et chaque associé bénéficie d’un statut ». (p.190). L’auteur ouvre ensuite une comparaison transnationale, abordant la question de la parité grâce à l’exemple de La Via Campesina (La voie paysanne), créée en 1993, puis de la lutte contre les violences faites aux femmes.
L’ouvrage se clôt sur les problématiques les plus récentes. En 2021, les paysannes de la CP ne s’affirment pas comme féministes mais contestent toutefois les rouages patriarcaux, tant sociétaux qu’au sein de leur profession, et de leur syndicat. L’auteur fait ensuite état des nombreuses initiatives qui sont portées depuis le début de cette décennie : rencontres paysannes féministes en Isère, en Ille-et-Vilaine (2021 et 2022). Rassemblement des Résistantes sur le plateau du Larzac en 2023, groupes d’agricultrices bretonnes, groupes non-mixtes dans les CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural)… Et tant d’autres qui illustrent également le succès des productions documentaires Moi agricultrice (2022), Femmes de la terre (2024), Croquantes (2024) et livresques comme Il est ou le patron ? (2021) vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires.
Le questionnaire administré en 2022 aux responsables du secrétariat national de la CP, depuis sa création (22 femmes) permet à l’auteur de présenter ses dernières conclusions, notamment sur l’utilisation du terme « néorurale » pour déconsidérer et discréditer certaines militantes. Il y mène un convaincant et nécessaire plaidoyer contre l’utilisation de ce terme, qui manque de rigueur dans sa définition. Il y analyse, enfin, les origines, rétributions et contraintes d’un engagement national[16]. Jean-Philippe Martin élabore enfin une réflexion sur le désengagement militant, apport nécessaire aux réflexions sur ce processus encore trop peu étudié.
Et demain ?
Ce livre, comme le souligne Fanny Gallot, loin de clore la réflexion, est un appel à la développer, à l’étendre. La lectrice ou le lecteur qui cherchait une histoire de la cause des paysannes a pu trouver ici l’histoire de ces combats menés dans le cadre syndicaliste. Bien que cette approche soit féconde à plusieurs titres, nous l’avons vu tout au long de ce compte-rendu, enrichissant considérablement nos connaissances sur la cause des paysannes, nous souhaiterions rappeler que le cadre syndical ne semble pas être le seul où s’expriment les revendications, où s’effectuent des actions qui se situent dans l’espace de la cause des femmes. On aimerait à ce propos rappeler l’usage du concept « d’endogénéisation » des facteurs explicatifs de la participation des femmes au syndicalisme par Xavier Dunezat[17]. Il invite avec cette notion à interroger les facteurs internes qui façonnent les organisations syndicales de telles manières qu’elles en excluent les femmes et/ou leurs causes. Cette notion et l’ouvrage de Jean-Philippe Marin conduisent à souligner l’importance de préciser l’approche par l’histoire du genre pour continuer d’étudier les formes et aboutissements du militantisme paysan. Il serait intéressant de l’étudier dans d’autres formes d’organisations, dans une autre chronologie, ou par le biais d’autres actrices, comme cela est proposé par la jeune et moins jeune recherche[18].
La parution de ce livre engage également à se tenir au plus près des évènements et parutions historiques en cette année où l’agrégation d’histoire met la campagne à l’honneur, et où les nombreuses pistes explorées ou en attente de l’être, trouvent progressivement des réponses.
Eve Recotillet
Doctorante à l’EHESS, CRH.
Thèse : « De la paysanne à l’agricultrice : revendications et engagements des agricultrices en France, de l’après-guerre aux années 1980 », sous la direction de Christophe Bonneuil et Bibia Pavard.
Pour citer cette publication : Eve Recotillet Défendre la cause des paysannes, AgriGenre, février 2025.
Source en ligne : https://agrigenre.hypotheses.org/23607
DOI : https://doi.org/10.58079/137zv
Notes :
[1] Jacqueline Sainclivier, Une histoire des agricultrices aux xixe-xxe siècles est-elle possible en France ? Acquis et perspectives, Ruralité française et britannique, XIIIe-XXe siècles, Presses universitaires de Rennes, 2005.
[2] Histoire de la nouvelle gauche paysanne. Des contestations des années 1960 à la confédération paysanne, La Découverte, 2005 ; La Confédération paysanne aujourd’hui. Un syndicat face aux défis du xxi e siècle, L’Harmattan, 2011; Des “Mai 68” dans les campagnes françaises ? Les contestations paysannes dans les années 1968, L’Harmattan, 2017.
[3] « Comptes rendus », Histoire & Sociétés Rurales, 2024/1 Vol. 61, 2024, p.165-214.
[4] Rose-Marie Lagrave, Clotilde Lemarchant et Pauline Seiller, Retour sur les « agricultrices » : des oubliées de la recherche et du féminisme, Travail, genre et sociétés, 1 avril 2021, vol. 45, no 1, p. 31-38.
[5] On observe dans les dernières thèses et publications une inflexion historiographique qui se dirige davantage vers l’étude de groupes ou de personnes « ordinaires ». Ceci se lit également dans la première programmation du Musée d’histoire des féminismes (exposition « Les femmes sont la rue ! Révolte, subversion, émancipation » Angers, 27 février – 22 juin 2025).
[6] Laure Bereni, De la cause à la loi. Les mobilisations pour la parité politique en France (1992-2000), thèse de Science Politique, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2007, p. 23-28.
[7] Bibia Pavard, Faire naître et mourir les vagues : comment s’écrit l’histoire des féminismes , Itinéraires, 2017-2 | 2018.
[8] On recense peu de travaux sur la question, rappelons quand même l’important travail de Claire Bailly Alemu, Au seuil du tournant modernisateur : les acteurs de la JAC/F dans le Jura de 1925 à 1940, Université Lumière Lyon II, soutenue en 2020.
[9] Vincent Flauraud « S’engager au féminin, s’engager pour les femmes : le CNJA dans les années 1980 ». Communication lors des journées d’études « Les chemins de l’émancipation ? les femmes dans les mondes ruraux en France au XIXe et XXe siècles », Université Rennes 2, 16-18 octobre 2024.
[10] Françoise Thébaud et Michelle Zancarini-Fournel, CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés : naissance et histoire d’une revue , Clio, 16 | 2002, 9-22.
[11] Jean-Philippe Martin, La grève du lait, une lutte féministe ? , Bécédia, 2022.
[12] Alice Barthez, Devenir agricultrice : à la frontière de la vie domestique et de la profession , Économie rurale,no 289-290, 2005, p. 30-43.
[13] Olivier Fillieule, « Travail militant, action collective et rapports de genre », dans Olivier Fillieule et Patricia Roux (dir.), Le Sexe du militan tisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 65. ; Magali Della Sudda, Une activité politique féminine conservatrice avant le droit de suffrage en France et en Italie. Socio histoire de la politisation des femmes catholiques au sein de la Ligue patriotique des Françaises (1902-1933) et de l’Unione fra le donne cattoliche d’Italia (1909-1919), thèse d’Histoire, EHESS, 2007.
[14] Valéry Rasplus, La condition des agricultrices vue par Bernard Lambert , AgriGenre, février 2021.
[15] Clémentine Comer, La “conjointe collaboratrice” : un recul statutaire ambigu, Pour, no 212, 2011/5, p. 19-24.
[16] Ce travail n’est pas sans rappeler les recherches en cours de Florence Descamps sur les femmes cadres à l’époque contemporaine.
[17] Xavier Dunezat, Syndicalisme et domination masculine en France : parcours bibliographique féministe , Recherches féministes, 2006, no 19, p. 69-96.
[18] On pense ici à la thèse en préparation, bien que ne concernant pas l’engagement, de Candice Grelaud : « La Première Guerre mondiale dans les familles de cultivateurs françaises : recompositions familiales, économiques et sociales, 1914 – années 1930 », Thèse de doctorat en préparation à l’Université de Lyon 2 depuis 2023. Ou encore, l’incontournable travail de Sylvain Brunier. Le bonheur dans la modernité, ENS Éditions, 2018.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
everecotillet (1 février 2025). Défendre la cause des paysannes. AgriGenre. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/137zv
Je ne suis pas issue du milieu agricole, mais mariée à un agriculteur depuis plus de 40 ans et j’ai découvert “la grève du lait” de 1972 à travers un travail de recherche que j’ai mené pour une exposition sur les femmes syndicalistes au sein du CIDF de St Brieuc . Nous avons choisi de mettre le portrait de Marie Cabon dont vous faites allusion dans votre recueil. Une veille dame charmante. Sa fille m’avait parlé d’une enquête à son sujet, je suppose qu’il s’agit de cet ouvrage.
J’ai surtout découvert que des agricultrices ont mené des combats dans l’ombre des présidents de chambre d’Agriculture, voire de syndicat, et qui ont disparue des radars une fois les actions terminées .
Merci pour ce travail de fond argumenté et précieux. Je viens de commander l’ouvrage.
Cordialement
Bonjour Josiane,
Merci pour votre message encourageant.
Je suis très intéressé par le travail que vous avez mené aau sein du CIDF de saint-Brieuc en particulier ce que vous avez fait sur Marie Cabon.
Serait-il possible que vous me l’envoyiez ?
Bien à vous
Jean-Philippe Martin