Ce texte est la première publication d'une série portant sur l'écoféminisme et la viticulture. Trois autres publications suivront au cours des mois à venir. Bonnes lectures !
WorldWine Women est une association de femmes engagées pour la transition écologique dans le monde du vin. En 2020, l’équipe était composée de quatre étudiantes en agronomie, biologie, ingénierie et commerce qui sont parties de septembre 2020 à janvier 2021 à la rencontre de vignerons et vigneronnes de 14 pays d’Europe.
Nous nous étions fixé trois objectifs autour de la question du genre et des enjeux écologiques dans la viticulture :
1. Faire entendre la voix des vigneronnes dans l’univers traditionnellement masculin du vin à travers les documentaires Into The Wine et Women Winemakers.
2. Définir et comparer les enjeux de la viticulture durable entre différents pays européens et du Proche-Orient.
3. S’interroger sur l’influence du genre dans la perception des enjeux environnementaux dans la viticulture.
Trois ans après notre retour, les questions soulevées par notre étude semblent plus que jamais d’actualité et la transition écologique et sociale une nécessité. En effet, l’urgence écologique s’accélère et le secteur agricole est un des premiers à en subir les conséquences tout en étant un levier majeur de la transition (Conseil économique pour le Développement durable, 2019). De l’autre côté, les inégalités de genre subsistent et touchent tous les secteurs comme l’a mis en lumière les récentes études de l’Observatoire des inégalités (2021) et, dans le cas de l’agriculture, d’Oxfam basée sur des études de Carine Pionetti (Oxfam, 2023).
Grâce à sa place privilégiée dans l’économie et la culture française, la viticulture est un terrain d’étude passionnant qui nous a permis de faire le lien entre ces trois enjeux :
- L’urgence écologique,
- Les trajectoires agricoles
- La question du genre.
La viticulture dans l’économie et la culture française
La viticulture tient une place à part entière dans le monde agricole, surtout en France. D’une part, dans le secteur économique, la viticulture représente environ 17% de la production agricole française et génère plus de 500 000 emplois directs et indirects (Agreste graphagri, 2022). Les vins et spiritueux français sont les seconds contributeurs à la balance commerciale, derrière l’aéronautique et devant les cosmétiques avec 12,7 milliards d’euros (CNIV, 2019). Ils sont également les premiers contributeurs à la balance commerciale pour l’agroalimentaire. La pérennité du secteur vitivinicole est un enjeu économique pour le pays et celui-ci doit faire face aux défis de la compétitivité et de la rentabilité. D’autre part, la viticulture est également un secteur culturellement riche et symbolique en France qui joue un rôle important dans la promotion de la gastronomie et de l’œnotourisme.
La viticulture et la question écologique : impacts et vulnérabilité
La viticulture est considérée comme l’un des secteurs agricoles les plus polluants, au regard de l’importante quantité de pesticides et autres produits phytosanitaires utilisés pour la protection des vignes, des émissions de gaz à effet de serre et du transport du vin, ainsi que de la gestion des déchets et eaux usées. Mais elle est aussi l’une des cultures les plus vulnérables aux effets du changement climatique et de la perte de la biodiversité.
La vigne est particulièrement sensible aux conditions météorologiques, qui impactent à la fois la quantité et la qualité du vin produit. Entre autres, l’augmentation de la température accélère la maturation du raisin et entraîne une baisse de la qualité du vin, tandis que les pluies, grêles et orages intenses peuvent endommager les vignes et augmenter le risque de maladies fongiques (INAO, FranceAgrimer, INRAE, IFV, 2021). Agir pour diminuer l’impact de l’ensemble de la filière sur l’environnement permet donc de ne pas participer aux phénomènes qui la fragilisent.
Et si la question du genre dans le métier de vigneron nous offrait des pistes de réflexion pour envisager la transition écologique et sociale d’une manière plus globale ?
Si les femmes ont toujours fait partie intégrante des vignobles, les rôles et la place qu’elles occupent ont sensiblement évolué depuis les années 1970 (Monferran, 2022). En France, cette accession progressive des femmes aux professions vinicoles (sommelière, œnologue, négociante, vigneronne…) a notamment été observée par Jean-Louis Escudier dans La résistible accession des femmes à l’acquisition des savoirs viticoles 1950-2010 (Escudier, 2014).
Les données épidémiologiques et démographiques dans le secteur sont toutefois très limitées (Oxfam, 2023). Les femmes représentent aujourd’hui la moitié des étudiant.e.s en œnologie, un chiffre qui va dans le sens d’une féminisation de la filière dans les nouvelles générations. Cependant, à l’échelle de la profession, seulement un œnologue sur quatre est une femme (L’Étudiant, 2023).
Concernant les exploitations viticoles, compte-tenu de la complexité des métiers associés, les chiffres sont à pondérer. En effet, la Mutualité Sociale Agricole annonce 12 700 femmes à la tête d’exploitations et 121 800 salariées mais, d’une part, le rapport comptabilise les femmes co-exploitantes qui sont souvent responsables principalement de la gestion administrative et d’autre part ce rapport précise qu’« une femme sur dix est devenue cheffe d’exploitation lorsque son conjoint est parti à la retraite » (via une transmission par « transfert entre époux ») (MSA, 2023). Par ailleurs, les propos et pratiques sexistes règnent encore en maîtres dans les chais (Mormin-Chauvac et Maurel, 2021) et les stéréotypes et autres images caricaturales de femmes aguicheuses et de cavistes hébétés sont bien présentes dans le marketing et l’imaginaire collectif (Rasplus, 2021b; Vitisphère, 2021).
Il est donc difficile de soutenir qu’en 2023 le monde du vin n’est pas genré, notamment en France. Lorsqu’on travaille dans le secteur viti-vinicole, être une femme demeure un enjeu, à un degré différent selon le métier exercé (Lacasse et Le Coustumer, 2021).
Ainsi, dans cet univers traditionnellement masculin, les femmes bien qu’encore moins nombreuses, semblent se rassembler dans les mouvements les plus engagés pour l’écologie comme en témoignent le nombre d’associations de vignobles en bio dirigées par des femmes partout en France. En effet, bien que le manque de données soit criant, on observe plusieurs dizaines d’associations professionnelles régionales exclusivement féminines (Les Vinifilles, La transmission en Champagne, DiVINes d’Alsace, Association Femmes Vignes Rhône, Femmes et Vins de Bourgogne, So Femme & Vin Sud Ouest, Les Dames de Cœur de Loire, Étoiles en Beaujolais, Les Aliénor du vin de Bordeaux, Les Fa’Bulleuses, Les Éléonores de Provence…) elles-mêmes regroupées dans les “Femmes de Vin” à l’échelle nationale et auxquelles s’ajoutent des salons interprofessionnels (Les Héritières de Bacchus). Lorsqu’on se penche sur les adhérentes, on remarque qu’elles sont pour la grande majorité en bio ou en biodynamie (Rasplus, 2021a). Par exemple, parmi les treize productrices des “Éléonores de Provence”, deux ont le label Demeter en biodynamie, neuf ont le label de la viticulture bio. Même constat chez les dix-huit vigneronnes qui forment “Les Vinifilles” dont seize sont labellisées agriculture biologique et une Terra Vitis.
Concernant le secteur agricole en général, les femmes semblent davantage présentes dans l’agriculture biologique même si, à cet égard, on manque de données statistiques précises (Sénat, 2017). A titre indicatif, parmi les moins de 40 ans, la proportion d’exploitations “féminines» certifiées bio (6,9 %) est plus élevée que celle d’exploitations «masculines” (5,3 %) (Centre d’études et de prospective, 2012). D’après un rapport d’Oxfam, les femmes gèrent un tiers des exploitations en bio alors qu’elles ne composent, pour tout le secteur, que 29 % des actifs permanents agricoles. De plus, elles représentent 46% des cheffes d’exploitations en bio contre 27% toutes exploitations confondues (Oxfam, 2023). Ces chiffres traduisent donc une surreprésentation des femmes dans les exploitations adoptant des pratiques écologiques et les agricultrices sont souvent montrées comme porteuses d’une vision agroécologique plus raisonnée, responsable et résiliente que l’agriculture intensive (ADEAR et GRAAP, 2019), même si globalement les femmes cheffes d’exploitation ou co-exploitantes sont moins nombreuses (Rasplus, 2022).
Pour expliquer ce phénomène de féminisation des enjeux écologiques, deux thèses écoféministes ont été avancées (Vinet, 2008). D’une part, un discours essentialiste (Daly, 1978) très entendu sur le terrain même chez les vigneronnes : les femmes seraient “par essence” plus enclines à l’écologie du fait de leur “instinct maternel supposément inné” qui les pousse à “laisser une terre viable à leurs enfants pour les protéger” . D’autre part, la thèse des trajectoires ou du constructivisme social (Warren, 2000 ; Plumwood, 1993) explique cette inclinaison par leurs parcours de vie, souvent différents de ceux des hommes. Le terme “parcours” dans ce contexte peut être défini comme l’ensemble des expériences, caractéristiques socio-économiques et événements qui ont façonné le chemin d’une personne pour atteindre un certain statut ou position, en l’occurrence la viticulture. Cela englobe les aspects personnels, éducatifs, professionnels et sociaux. Ces parcours pousseraient les femmes à mener de front un combat écologique et féministe, pour prendre leur place en tant que femme, avec de nouvelles armes quitte à bousculer les traditions.
Si ces deux thèses se sont longtemps affrontées et opposées, de nouvelles analyses tentent aujourd’hui de dépasser cette dualité, notamment en s’intéressant aux mouvements écologistes de terrain (Rimlinger, 2021), ce qui correspond davantage à notre sujet. Dans sa thèse, Chloé Le Brun (Le Brun, 2022) montre que malgré des appropriations divergentes des idées féministes, les vigneronnes contribuent par leurs pratiques à contester les normes de genre qui structurent la viticulture et à renouveler le métier. Elle explique comment des idées féministes revendiquant certains changements (nouveaux schémas d’organisation domestique, revendications d’identités professionnelles autonomes, constructions de féminités alternatives) peuvent être adoptées grâce à l’élargissement aux femmes vigneronnes et à leur grande grande diversité de profils, de trajectoires de vie et de conditions d’accès au métier. Ce qui compte n’est donc pas l’origine de l’éco-féminisme d’un point de vue philosophique, mais bien ses implications concrètes sur le terrain.
Notre étude est le résultat d’entretiens semi-dirigés de 26 vignerons et 48 vigneronnes complété par une enquête statistique auprès d’un échantillon de 172 vignerons et vigneronnes supplémentaires (échantillon composé à 51% de femmes).
Elle a pour objectif d’analyser le parcours des vigneronnes, et de s’interroger sur la manière dont le parcours des femmes peut inspirer une transition vers une viticulture plus soutenable.
Dans les prochaines publications :
- Nous évaluerons d’abord le degré de sexisme de l’industrie viti-vinicole et ses influences possibles sur la place des femmes et leur parcours.
- Nous nous attacherons ensuite à la perception des enjeux environnementaux par les femmes et les hommes.
- Nous discuterons les résultats des précédentes publications en les mettant en lien avec les parcours des vigneronnes.
A suivre donc, dès le mois prochain.
Elisabeth Auzias
Ingénieure généraliste
Zoé Henninger
Cinéaste
Sophie Lei
Ingénieure de recherche en agronomie
Manon Vichot
Ingénieure agronome
Pour citer cette publication : Elisabeth Auzias, Zoé Henninger, Sophie Lei, Manon Vichot, Différenciations des perceptions et des rôles chez des femmes en viticulture face aux enjeux environnementaux : explications et implications, AgriGenre, septembre 2024.
Source en ligne : https://agrigenre.hypotheses.org/21220
DOI : https://doi.org/10.58079/127q9
Bibliographie
ADEAR et GRAAP, Devenir Paysanne : Le Guide, 2019
Agreste graphagri, La viticulture française, 2022
Abellan Alexandre, Le procès du “courage de dénoncer le sexisme dans l’industrie du vin”, Vitisphère, 2021
Centre d’études et de prospective, Les femmes dans le monde agricole, 2012
Conseil économique pour le Développement durable, L’action internationale de la France et l’urgence écologique dans la perspective du Green Deal européen et de la COP 26 , 2019
CNIV (Comité National des Interprofessions de Vins à Appellation d’Origine et à Indication Géographique), Chiffres clés, 2019
Daly Mary, Gyn/ecology: The metaethics of radical feminism, Beacon Press, 1978
Escudier Jean-Louis, « La résistible accession des femmes à l’acquisition des savoirs viticoles 1950-2010 », Pour, vol. 222, no. 2, 2014.
INAO, FranceAgrimer, INRAE, IFV, Stratégie de la filière viticole face au changement climatique, août 2021
Lacasse Marie-Ève et Le Coustumer Laurent, Filles de vignes : un podcast sur les femmes dans le monde du vin, AgriGenre, octobre 2021
L’Etudiant, Comment les femmes sont représentées dans les formations du vin ?, 2023
Le Brun Chloé, Luttes et revendications individuelles et collectives de vigneronnes et contestations des rapports de genre en viticulture, Thèse (sous la direction d’Hélène Guetat-Bernard et Alexis Annes), 2022.
Monferran Florence, Femmes du vin : une reconnaissance de haute lutte, Le Point, 2022.
Mormin-Chauvac Léa et Maurel Octavie, Dans les vignes, la colère gronde, La Déferlante, n°3, 2021.
Observatoire des inégalités, Rapport sur les inégalités en France, 2021.
Oxfam, Agriculture : les inégalités sont dans le pré, 2023.
Plumwood Val, Feminism and the Mastery of Nature, Routledge, 1993
Rasplus Valéry, La part des agricultrices et des agriculteurs entre 1970 et 2020 : attention à l’effet pourcentage ! , AgriGenre, avril 2022.
Rasplus Valéry, Les vigneron.ne.s, entre vins conventionnels et vins bio & biodynamie, AgriGenre, 2021a.
Rasplus Valéry, Vins inclusifs et femmes engagées , AgriGenre, novembre 2021b
Rimlinger Constance , Féministes des champs : l’espace de la cause écoféministe au sein du mouvement de retour à la terre. France, États-Unis, Nouvelle-Zélande, 1970-2019, Thèse (sous la direction de Geneviève Pruvost), 2021
Sénat, Femmes et agriculture : pour l’égalité dans les territoires, Rapport, n° 615 (2016-2017), 2017
Vinet Élise, Émergence, perspective et mise à l’épreuve contemporaine du constructivisme sexué, Connexions, vol. 90, no. 2, 2008
Warren Karen, Ecofeminist Philosophy : A Western Perspective on What It is and Why It Matters, Rowman & Littlefield Publishers, 2000
Echos
¤ International Association on Work in Agriculture, septembre 2024
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
worldwinewomen (1 septembre 2024). Différenciations des perceptions et des rôles chez des femmes en viticulture face aux enjeux environnementaux : explications et implications. AgriGenre. Consulté le 6 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/127q9